Dans All we imagine as light, les petits détails de la vie quotidienne racontent toute la complexité des relations humaines.
La critique
Gratte-ciels et étroites ruelles, rames de métro bondées, brouhaha du marché : bienvenue à Mumbai, ville-fourmilière où des milliers d’humains se côtoient tous les jours sans se croiser. C’est là que la réalisatrice Payal Kapadia pose sa caméra, pour raconter l’histoire de trois femmes dont les chemins vont converger. Anu est infirmière, et elle a un secret : son amoureux, qui n’est pas de la même religion qu’elle. Pour éviter l’opprobre, ils inventent mille techniques pour vivre leur amour cachés. Prabha, la colocataire d’Anu, est plus austère, plus âgée, et mariée – mais son époux vit à l’étranger depuis des années, et elle n’a plus de nouvelles de lui. Jusqu’au jour où elle reçoit un mystérieux colis… Quant à Parvaty, qui travaille dans le même hôpital que les deux premières, son mari est décédé, et elle se retrouve menacée d’expulsion de sa propre maison… L’air de rien, ces « petits » récits de vie constituent le fil rouge d’un grand film. Avec sa mise en scène pleine de délicatesse, dans laquelle le bruit de la pluie se mêle aux mélodies jazzy, Kapadia observe, raconte et questionne la société indienne, partagée entre tradition et modernité. A Cannes, le film est reparti avec le Grand Prix – nous, on n’aurait pas été contre la Palme, cela dit. A travers les récits de ses héroïnes, le film raconte les spectre de la condition féminine. Accompagnant l’évolution de ses personnages, le scénario nous emmène de la pluie vers les rayons du soleil, de la ville vers la campagne… Une fois dissipée la grisaille du quotidien, la lumière, porteuse d’espoir, apparaît enfin – et le titre prend tout son sens. Chef d’œuvre discret, All we imagine as light raconte mille choses avec l’air de ne pas y toucher. Un des plus beaux films de l’année.
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Rencontre avec Payal Kapadia – Festival de Cannes 2024
NB – Table ronde : la plupart des questions ne sont pas de moi.
All we imagine as light est sur le fil entre tradition et modernité : d’un côté on est à Mumbai, une ville moderne, avec ses gratte-ciels. Mais les femmes du film sont aux prises avec des concepts du passé, comme le système de castes…
Tout à fait, c’est une des choses que je voulais aborder dans le film. L’Inde est un pays plein de contradictions. Particulièrement une ville comme Mumbai, avec ses grands immeubles où on peut observer, une forme de globalisation, mais où dans la vie quotidienne, dans les relations, famille, il y a encore des idées très régressives et démodées. Je pense que c’est le cas de beaucoup de pays d’Asie. En tant que femme, et féministe, on me dit souvent qu’une autonomie financière amène une certaine liberté. Mais en Inde, et peut-être dans d’autres pays d’Asie, ce n’est pas exactement vrai, parce que si c’est en lien avec des décisions intimes, comme qui tu peux aimer, c’est vraiment ta famille qui décide. La notion de liberté revêt un sens différent pour différentes personne dans différentes parties du monde. L’argent ne permet pas tout. C’est une des contradictions que je voulais aborder.
Le système de castes est donc toujours bien présent ?
Oui bien sûr. La différence de religion entre le couple qu’on voit dans le film causerait de gros problèmes pour leurs deux familles.

C’est très rare, et surprenant dans un film indien, d’avoir une scène de sexe si explicite. C’est osé pour une réalisatrice indienne de filmer une actrice en montrant son corps nu. En lien avec les questions de représentation du corps féminin au cinéma, pouvez-vous expliquer vos intentions ?
C’est précisément une des raisons pour lesquelles je voulais le faire. Il y a deux moments. D’abord une scène où on la voit nue, qui est une scène très « casual », dans laquelle il n’y a aucune sensualité : c’est une scène de discussion entre deux femmes, et c’est pour ça que je voulais le tourner de cette manière. Cette scène n’a rien à voir avec la sexualité, elle raconte la relation entre ces deux femmes, leur intimité. Tandis que la scène de sexe, elle, ne contient pas de nudité pour l’actrice.
Tant qu’on est dans le sujet : est-ce le premier orgasme féminin dans l’histoire du cinéma indien ?
C’est une bonne question, je n’y avais pas pensé (rires) ! Mais non je ne pense pas, il y a plein de réalisatrices indiennes formidables qui font des films aussi. Je ne peux pas prétendre être la première.
« C’est aussi un film sur l’amitié féminine »

La fin du film sur la plage m’a fait penser à Blissfully Yours d’Apichatpong Weerastehakul – mais dans une différente façon d’échapper au male gaze…
Dans Blissfully Yours elle reste seule et pleure ! Ah non, ils pleurent tous à la fin.
Il y a aussi le fait de se cacher dans la forêt pour faire l’amour…
Correct, en effet.
Mais votre film est différent. Plus libérateur en termes de sexe…
Oui, le film parle aussi d’amitié, c’est un aussi un film sur l’amitié féminine. J’ai le sentiment que le patriarcat empêche les amitiés féminines, particulièrement dans mon pays, il se met sur leur chemin et nous monte les unes contre les autres sans raison (rire) ! Donc je voulais que ces femmes puissent s’accepter au fur et à mesure du film, une fois la partie ‘patriarcale’ passée. C’est pour ça que la fin du film porte un peu d’espoir.
Quelles sont vos influences en termes de cinéma indien ?
J’ai étudié à l’Institut de film et télévision d’Inde, qui est notre école cinéma nationale, et on a beaucoup étudié le cinéma de Rithwik Gatak. Subarnarekha est un de mes films préférés. C’est une love story, mais le film raconte aussi le contexte politique, et c’est pour ça que je suis une grande fan de Gatak, Il arrive tellement bien à parler des choses, avec un langage cinématographique bien à lui, très précis. J’adore. Il est une grande inspiration.
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En parlant de contexte politique, l’Inde est actuellement sous les feux des projecteurs, beaucoup de scandales de corruption, de documentaires sur le sujet… Mais dans votre film l’aspect politique est absent (NLDR : lol) ?
Le film est très politique ! Pour moi être politique, ce n’est pas uniquement parler du gouvernement et des partis. C’est aussi dans notre façon de nouer des relations, le contexte socioculturel de quelqu’un, et les problèmes de la vie quotidienne.
Quand on parle de cinéma indien, beaucoup pensent à Bollywood ! Or votre film est très différent. A quel point l’industrie indienne est diverse ?
Oui, Bollywood est bien sûr le plus connu dans le monde occidental. Mais en Inde, chaque État est comme un pays à part entière, avec sa propre langue, et sa propre industrie cinématographique : il y a le cinéma malayalam (aussi appelé Mollywood NDLR), tamoul (aussi appelé Kollywood, NDLR) bengali, télougou (tous deux aussi appelés… eh oui, Tollywood ! NDLR). Et dans chacune de ces régions il y a des réalisateurs très talentueux. Chaque État produit ses propres films, dans sa propre langue, et ils rencontrent leur public. Ces films ont aussi un langage cinématographique régional bien à eux, donc quand on s’y connaît, on peut reconnaître certains traits propres à telle ou telle industrie. Donc oui, c’est très diversifié ! Ces derniers temps, il y a aussi de très bons documentaires, comme celui qui est allé aux Oscars en 2023 : All That Breathes de Shaunak Sen.
Dans une scène du film, quelqu’un dit : « Quand on est dans l’obscurité, on essaye d’imaginer la lumière ». C’est de là que vient le titre du film, avec la lumière comme métaphore pour l’espoir ?
C’est exactement ça. Parfois quand on est coincé dans une situation, on n’arrive pas à imaginer les autres possibilités qui existent. C’est une métaphore pour beaucoup de choses que je ressentais dans le film. Je l’ai intégré dans les dialogues pour pouvoir l’utiliser comme titre (rire).

Comment avez-vous trouvé vos trois actrices, et comment avez-vous travaillé ?
Elles sont incroyables. Et toutes très connues dans le circuit art et essai indien donc je connaissais leur travail. Kani Kusruti, qui joue Prabha, était dans Girls will be girls qui a remporté le prix du public à Sundance. Divya Prabha qui joue Anu était en compétition à Locarno avec le film Ariyippu (Declaration). En fait l’industrie ciné Malyali film produit un cinéma très diversifié en ce moment, et de nombreux films sont sélectionnés dans des festivals internationaux. Chhaya Kadam qui joue Parvathy est également dans Sister Midnight, présenté à la Quinzaine des Réalisateurs. J’espérais qu’elles accepteraient de me donner de leur temps, car comme je ne parle pas toutes les langues qu’on entend dans le film, je savais que j’aurais besoin de pas mal de temps en amont pour des répétitions, parce que j’ai besoin de tout comprendre, tout internaliser. Elles ont été formidables, elles m’ont donné ce de temps, on a répété pendant un mois, on a revu chaque scène, elles me disaient ce qui n’allait pas... C’était comme monter une pièce de théâtre. Et ensuite on était vraiment préparées au moment du tournage.
Votre film est le portrait d’une femme célibataire, d’une femme mariée et d’une veuve. Vouliez-vous nous raconter la vie d’une femme à travers ces trois étapes de sa vie ?
Quelle belle question, oui c’est exactement ça. Au tout début du film, une très vieille dame parle du fantôme de son mari qui vient la voir : même après sa mort, il l’embête encore (rire). Et la personne qu’on voit danser à la fin du film incarne la jeune génération. C’est en quelque sorte le spectre que je voulais avoir dans le film : la vie, imaginée, d’une génération à la suivante.
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Pouvez-vous nous parler de la musique ? Ce piano doux, ces mélodies jazz qui évoquent Manhattan…
Le jazz est signé par une artiste éthiopienne absolument géniale, Emahoy Tsehe Mariam Gebru ; une nonne qui composait sa propre musique. Elle est décédée l’an dernier. J’ai découvert son travail durant le montage du film, je cherchais quelque chose qui confère une sorte de « delight », de grand plaisir, et sa musique m’a vraiment apporté cela. C’est pour ça que j’ai choisi de l’utiliser. Je voulais une musique à laquelle je pouvais me connecter.
« Réagir au monde qui m’entoure, c’est ma façon de faire du cinéma »
Pourquoi est-ce important pour vous de raconter ces « petites » histoires de la vie quotidienne ?
Je pense que c’est le genre de personne que je suis. Je réagis à ce qui m’entoure, c’est ma façon de faire du cinéma. Dans mon film précédent (le très beau documentaire A Night of Knowing Nothing, NDLR), je racontais ma vie étudiante à l’école de cinéma, et les grèves qui secouaient le pays… Je ne me dis pas : « Je vais faire un film sur tel sujet », je fais des films en réponse à ce que j’observe du monde autour de moi. C’est là que je puise ma source d’inspiration. En tant qu’artistes, nous répondons au monde autour de nous, notre art est notre façon d’y répondre.
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En tant que réalisatrice indienne et asiatique au festival de Cannes, en Europe, quel est un cliché européen que nous avons sur l’Inde ? Une question qu’on vous pose (trop) souvent ?
On me dit beaucoup que « c’est si difficile pour une femme ». La question de la condition féminine est vraiment LE truc qui définit la société indienne en Occident. Et oui, c’est vrai, je ne le nie pas, bien sûr c’est un problème et on doit travailler dessus. Mais on me demande souvent comment c’est d’être une réalisatrice dans cette industrie, et j’aime répondre que c’est une situation à l’intersection de beaucoup d’autres éléments. En tant que femme, j’ai certains autres privilèges par rapport à certains hommes d’une autre caste ou religion. En ce sens, mon genre ne joue pas forcément en priorité dans ma façon d’être mal représentée ou invisibilisée. C’est un sujet très complexe, parce que la société indienne est composée d’identités très multiples, ce que les Occidentaux ne comprennent pas toujours.
Quelles sont selon vous les principaux obstacles pour une femme derrière la caméra ? (NDLR : lol l’enchaînement de ces deux questions).
Je pense que c’est un peu plus facile qu’avant – je vois beaucoup de réalisatrices faire des films autour de moi. Prenez quelqu’un comme Rima Das, qui vient de l’ État d’Assam : elle tourne ses propres films, elle les monte avec sa famille, son fils collabore, son cousin est au son… C’est vraiment génial. Et elle fait des films fantastiques, qui vont dans tous les festivals. C’est quelqu’un que j’admire beaucoup pour ce qu’elle arrive à faire. Donc je pense que pour les réalisatrices en Inde c’est plus facile aujourd’hui, mais pour d’autres métiers techniques, comme la direction photo ou le son, c’est encore très dur, parce que dans l’imaginaire collectif c’est un travail physique qu’une femme ne peut pas faire. J’espère que cela changera, mais en ce moment c’est pas top.
Et dans votre équipe technique ?
On avait quelques femmes… mais pas assez !

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