Wes Anderson : slow (e)motion

Un article originellement écrit pour la revue de cinéma Surimpressions.

J’ai découvert le cinéma de Wes Anderson au tournant des années 2000, à l’époque où j’étais une jeune étudiante cinéphile. C’est le succès de Bottle Rocket (1993), son court-métrage remarqué sur une bande de cambrioleurs texans pas très doués, qui donna l’impulsion à ce cinéaste autodidacte de l’adapter en ce qui deviendra son premier long du même titre trois ans après. Vinrent ensuite Rushmore (1998) et La Famille Tenenbaum qui lui vaut en 2002 une nomination à l’oscar du scénario. Cette comédie désabusée sur une famille dysfonctionnelle compte encore aujourd’hui parmi mes films favoris. J’ai été conquise par cet univers cinématographique parfaitement ordonné, fait de couleurs saturées, de costumes rétro et de cadrages millimétrés. Mais au-delà de la forme, c’est aussi beaucoup les relations entre les personnages qui m’avaient touchée. De façon générale, que ce soit Max, le lycéen intello et entêté de Rushmore, les dépressifs anxieux de la fratrie Tenenbaum, ou encore Steve Zissou, l’océanographe excentrique de La Vie Aquatique, les héros d’Anderson sont des êtres mélancoliques qui drapent leur blessures dans une quête d’aventures. C’est un univers où les adultes parlent comme des enfants et vice-versa, où l’humour a la politesse du désespoir, et où la famille est une notion très large. Cette façon de dédramatiser le passage à l’âge adulte en montrant que les adultes ne sont finalement que de grands enfants, a résonné chez la jeune adulte indécise que j’étais. J’en ferai d’ailleurs le sujet de mon mémoire de M1 Arts du Spectacle à l’université de Nanterre : Les relations familiales dans le cinéma de Wes Anderson ; afin de montrer comment, derrière ses ambitions formelles, le cinéaste texan cache un cinéma plein de sensibilité. Mais la forme influence le fond, et dans sa mise en scène, il avait régulièrement recours à une technique afin d’accentuer les émotions : le ralenti, ou slow motion.

Cette technique est utilisée chez Anderson lors de scènes chargées émotionnellement, et il est accompagné de musique invariablement. Comme celle où Richie Tenenbaum (Luke Wilson) attend nerveusement Margot (Gwyneth Paltrow), et que celle-ci descend enfin du bus et avance vers lui sur l’air de These Days de Nico. C’est aussi Dignan (Owen Wilson) qui tire fièrement sa révérence à la toute fin de Bottle Rocket. C’est Adrien Brody qui court, sur une mélodie des Kinks, derrière le train Darjeeling Limited censé l’emmener vers ses frères avec qui il est brouillé, et qui est parti sans lui ; ou encore Sam et Suzy, les gamins de Moonrise Kingdom, qui après s’être mariés lors d’une cérémonie scout, entament une marche nuptiale triomphale sur une mélodie d’Alexandre Desplat. Wes Anderson ralentit le temps pour faire durer ces moments précieux un peu plus longtemps. J’ai beau les avoir vues des dizaines de fois, devant ces scènes irrémédiablement je sens les larmes perler. Parce qu’au fond, elles parlent d’amour. Romantique, amical ou familial, c’est un amour souvent empêché ou frustré, mais qui finit par se frayer un chemin. Le ralenti est une façon de le célébrer.

Après la remise de mon mémoire, j’ai réussi à me frayer un chemin moi aussi, dans le métier de critique cinéma ; ce qui m’a permis de continuer à suivre le travail de Wes de près. La première fois où je suis allée à la Berlinale, en 2014, c’est parce que Grand Budapest Hotel y était présenté. J’y suis retournée pour Isle of Dogs (2018), et j’ai découvert en avant-première The French Dispatch (2021) et Asteroid City (2023) au festival de Cannes en tant que journaliste accréditée. De cinéaste hipster méconnu du grand public à l’époque de mon mémoire, il avait gravi les échelons pour devenir une superstar. Cependant, plus ses films grimpaient les marches des festivals, moins je les trouvais convaincants. Bien que visuellement très aboutis, de l’influence austro-hongroise de Grand Budapest à l’inspiration japonaise d’Isle of Dogs en passant par l’hommage au journalisme de French Dispatch, ils me laissaient invariablement sur ma faim. En creusant, j’ai fini par comprendre ce qui se passait. Le slow motion avait quasiment disparu, laissant moins le temps aux émotions. Avec le temps, la forme l’avait emporté sur le fond. Il y a bien quelques brèves apparitions, notamment le joli et court flashback de Grand Budapest où le héros évoque feu sa fiancée. Mais globalement, de Léa Seydoux dans French Dispatch, Saoirse Ronan dans Grand Budapest ou encore Margot Robbie dans Asteroid City, les émotions désormais sont confinées au passé, dans un bref souvenir d’amour pour une femme inaccessible ou décédée. Et plus rien ne vient désormais ralentir le rythme effréné, dans lequel plusieurs récits se croisent et s’entremêlent. On ne s’attache plus aux personnages, qui servent surtout de prétexte à la mise en images.

Au Festival de Cannes 2023, lors de la conférence de presse d’Asteroid City, j’ai réussi à obtenir le micro, et lui poser directement la question : où est passé le slow motion, Mister Anderson ? Sa réponse fut, en résumé : « Je note et j’y penserai ».

Reste plus qu’à voir son dernier opus The Phoenician Scheme, pour savoir s’il a écouté mon formidable conseil avisé.

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The Phoenician Scheme de Wes Anderson. Sortie Belgique/France : 28 mai. Sortie Grèce : 29 mai.


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3 commentaires

  1. Je partage ton avis sur la dernière décennie. Mais merci pour ce texte qui réactive tout mon amour et toute ma tendresse pour ses premiers chefs-d’œuvre. 😊

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  2. Un article super intéressant ! Je n’ose même pas imaginer le bonheur que vous avez du ressentir après avoir poser cette question au grand Wes Anderson. Hâte de regarder The Phoenician Scheme pour voir s’il contient un slow motion ou non 😆

    Je suis s Le jeune homme du cinéma de lln

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