Ou le cercle vicieux de la tendresse simple, qui fait du bien autant qu’elle fait du mal. Je glisse mes pieds couleur chair dans mes escarpins noirs à talon de quatre et demi embourbés par la boue des pauses-cigarettes secrètes, je lâche mes cheveux pour dissimuler mon tatouage qui ferait mauvais genre devant le client. Dans ma robe noire trop grande pour moi, j’enclenche le pilotage automatique de la plante d’intérieur docile, seul le serveur et son plateau de flûtes à champagne pleines remarque que derrière le paravent à neuf euros de l’heure, ses yeux la trahissent. “Faut pas être triste comme ça mademoiselle.” C’est vrai, ce n’est pas très professionnel.
Je sais qu’elle et moi on est reparties pour un bon moment, ce n’est pas tout à fait la même mais elle y ressemble très fort. Je la traîne entre deux tickets de vestiaire pour clients de conférence bancaire, je la repousse par distractions certaines savamment entretenues, je réussis à l’enfouir comme un ticket de cinéma plié en quatre dans la poche de mon pantalon, je l’oublie quand je m’oublie et que je passe mes griffes sur des surfaces propices. Je la déteste, je la méprise, je la torture mais elle me connait autant que je la connais moi-même, elle est collée comme une sangsue dans un coin de la pièce et elle sait que je vais avoir du mal à me débarrasser d’elle. Elle fait partie des meubles, maintenant. Elle prend la poussière sur le coin de l’oreiller chiffonné, elle prend la place dans le lit, c’est elle derrière mes mains quand je divague sur du papier deux zéro à demi-mot pour ne pas être trop franche – je ne le suis qu’à l’intérieur. J’avais des cahiers, avant. C’est elle quand je crache du venin la gorge serrée par le mépris, qui déterre autant qu’elle enterre, elle me fait parler trop – comme si j’en avais besoin. La sale pute. Elle prend un malin plaisir à me rendre schizophrène, mais elle a la décence de s’effacer une version sur deux.
Mon badge acquis dans le quatrième arrondissement a raison. Je v(o)is double.
Dans une des deux visions, j’ai un superpouvoir qui lance des éclairs, de la pointe de l’iris jusqu’au bout des doigts, j’ai les fins de phrases nettes et le coeur léger comme un ballon lâché dans le ciel du soixante-quinze. Il n’y a pas de place pour elle. Dans l’autre, je traîne mes fins de mots et je fais l’inverse de ce qu’ils disent : je n’ai vraiment aucune forme de race, pour paraphraser. Le rationnel n’a pas bougé, mais elle s’infiltre derrière lui, savamment, je vais devoir la traîner derrière moi jusqu’à ce qu’elle se rende compte toute seule qu’elle est devenue dispensable. Elle prendra un temps certain, elle sait comme moi que ça fait partie du processus naturel, quand la plaie béante ne sera qu’un souvenir de plus dans les rues de Bruxelles, celles où on jetait nos affaires en hurlant, où on a eu douze mille fois du mal à se quitter, où on gelait nos pieds dans la neige ou sur lesquelles on s’asseyait au petit matin regarder les gens aller au travail alors qu’on creusait la vague de la descente. Maintenant qu’on rentre à moitié mal accompagnés, presque seuls, qu’on boite pour oublier, il ne reste plus qu’elle. Une tendresse imbibée de cette douce et infinie tristesse, et d’un peu d’alcool à brûler, la pointe des pieds contre deux autres sur une chanson qui plane au milieu de mon salon.
Heureusement que j’ai une double vie.
Je me sauve moi-même.
(2011)
