Stan m’a confié qu’il était dubitatif, mais je savais que ça allait être ce genre de soirée. Je l’ai su quand l’invitation virtuelle est tombée dans mes notifications Facebook un bon mois avant le début des festivités, une photo de Laure Manaudou illustrant l’événement, fièrement intitulé “Cérémonie d’ouverture”.
S’étalant sur une période approximativement estimée par mes soins de mi-septembre à début décembre, la saison des crémaillères battait son plein aux quatre coins de Bruxelles, offrant officiellement une raison supplémentaire pour faire la fête dans des week-ends peuplés d’inaugurations, soirées DJ et autres afters parfaites dans l’art de la déglingue. Officieusement, cela dit, nous savons très bien qu’il n’y a pas besoin de raison officielle pour faire la fête.
Sauf que celle-ci offrait des avantages sérieux la démarquant de n’importe quelle pendaison bêta. Primo, elle impliquait un dresscode très précis, les convives étant priés de se présenter vêtus d’un déguisement devant débuter par la lettre L. (C’est maintenant, lecteur attentif, que se dévoile le rapport avec la nageuse française). Secundo, pendre la crémaillère c’est bien, la pendre dans une maison unifamiliale à trois étages transformée en résidence colocatoire à vaste capacité d’accueil, c’est encore mieux. Une bouteille de vin blanc dans mon sac et mon costume de laborantine sur le dos (une veste de labo blanche + des lunettes de protection transparentes, combo improvisé), j’ai sonné au numéro vingt-six d’une rue que tu connais sûrement entre Saint-Gilles et Flagey aux alentours de vingt-deux heures. J’ai été accueillie par un lapin et un louveteau d’humeur plutôt joviale, et j’ai monté les marches menant à la soirée en me laissant guider, comme de rigueur, par le bruit étouffé de la bande sonore devenant progressivement audible.
Je savais que ça allait être le genre de soirée où au début, tu arrives, et en balayant la pièce du regard, a priori tu ne connais personne à part ton pote Stan – habillé en “lumberjack” – et deux visages et demi vaguement familiers. Le genre de soirée où pendant la première demi-heure de flottement suivant ton arrivée, tu fais semblant d’être occupée avec ton téléphone portable tout en t’approchant de la table avec le bol de chips en essayant de pas trop faire crevarde affamée. Mais c’est le genre de soirée où très vite, ton gobelet se vide au fur et à mesure que ta langue se délie. Les visages deviennent progressivement familiers pour deux raisons principales. Soit parce que c’est la douzième fois que tu tombes sur cette meuf aux oreilles de lapin à force de s’emprunter mutuellement du feu, une cigarette ou la bouteille de jus d’ananas ; mais surtout, vu que c’est une soirée bruxelloise, parce que c’est la cousine de la sœur d’un des colocataires ou d’un ami quelconque et vous avez traîné vos baskets dans le même auditoire, DJ set ou file d’attente. Je suis montée visiter les chambres à l’étage et je suis tombée sur Antoine, on était dans la même classe quand il s’est cassé la jambe lors de notre voyage scolaire, maintenant il est avocat et on a compté, ça faisait pile dix ans depuis les après-midi où on traînait à Georges Henri après les cours. J’avais des cigarettes, il avait des longues feuilles, on a bu un whisky-coca en pleurant de rire sur le bon vieux temps. Je me suis levée pour me resservir dans la cuisine et je suis tombée sur Anouk, la dernière fois qu’on a discuté ensemble c’était devant le final de Lost et sur un vieux commentaire Facebook, on a passé la soirée à cacher la vodka dans le four pour pas qu’on nous la vole même si elle était pas à nous. Et puis d’un seul coup il est minuit vingt-huit, la stéréo hurle des chansons que tu connais par cœur et tu dois walk like an Egyptian pour traverser la pièce d’un bout à l’autre sans te coller aux gens qui commencent à prendre de plus en plus de place. Le bouche à oreille efficace a inversé la tendance, et la majorité de personnes s’agitant à présent dans le salon ont un discours en forme d’ “Ah bon il fallait être déguisé ? Ah bon il y avait un événement Facebook ? je suis venu avec Machine qui connaît Bidule, et toi tu fais quoi dans la vie ?” Mais ce n’est plus qu’un détail, le blouson en cuir des loubardes et le chapeau pointu d’un lutin sont désormais à peine reconnaissables dans la nuée de gens, les vapeurs d’alcool et la fumée de tabac mélangée à l’odeur des joints qui tournent. Je me suis demandée l’espace d’un instant pourquoi le mec déguisé en Michel Polnareff dans les escaliers tenait un sabre laser avant de réaliser que sa perruque avait en fait une vocation ratée de Luke Skywalker. La princesse Leia m’a fait un coucou de la main. Et Matteo, autre visage familier inattendu croisé entre deux verres de manzana, était celui vêtu de la meilleure excuse : “Je suis déguisé en loup-garou, mais ce soir c’est pas la pleine lune.”
Jusqu’à quatre heures quarante-deux, heure à laquelle, après avoir conféré auprès de moi-même, j’ai décidé de mettre les voiles, j’ai eu l’occasion, dans le désordre, d’apprendre des rudiments de letton avec un invité non-francophone qui était malgré lui déguisé selon le thème de la soirée grâce à sa nationalité ; de tester les effets (concluants) du gobelet vodka-tonic-vodka-jus d’ananas à cause de Haroun, que je ne pensais pas voir là non plus et qui a décidé que mon verre n’était pas assez plein ; d’ordonner à Martin qui fêtait ses vingt cinq ans et qui a débarqué avec un déguisement de lapin intégral, de remettre son costume immédiatement, mais sans succès : Martin avait bien trop chaud pour tenir toute la soirée dans une tenue en peluche. J’ai essayé de faire deviner le domaine de mes études à un jeune homme en pull rayé en lui promettant mon prénom en échange : il est venu m’interrompre alors que je jetais mon dévolu sur une proie et je n’ai pas eu le cœur de lui dire d’aller se faire voir chez les Grecs ; Haroun passant par là lui a donné mon prénom, mais ivresse ou surdité passagère, il s’est entêté à m’appeler Eléonore, ce con. Un autre m’a demandé de lui traduire divers mots dans le dialecte hellénique parce que c’est si original, mais la palme de l’humour revient à ce brun qui aurait pu être beau s’il n’était pas si saoul, et qui a eu l’honnêteté brutale des gens ivres en m’annonçant qu’il avait envie de m’enculer. J’ai préféré battre en retraite et retrouver mon gobelet perdu, fumer mes clopes rationnées et retrouver ma meilleure amie disparue quelque part entre “Born This Way” et “SexyBack” pour aller aux toilettes en binôme, en bonnes femelles qui se respectent.
J’ai eu raison sur toute la ligne, et pourtant j’en ai pas vu passer. J’ai découvert encore plusieurs personnes qui avaient entre deux et douze ans de moins lors de notre dernière rencontre, dansé sur Gala sans brûler personne avec le bout de ma clope tenue en l’air, détrompé les quatre inconnus qui m’ont demandé si j’avais un rapport effectif avec le monde de la science – dont un chimiste qui s’est avéré assez déçu, perdu puis retrouvé mon paquet entre deux canettes de bière vides réincarnées comme il se doit en cendrier, alimenté la poubelle jaune d’emballages de chips histoire d’honorer le quota invité civilisé, souri à des étrangers dans un flou gaussien, et je me suis glissée entre les deux policiers venus nous sommer de baisser le volume sonore pour monter faire un bisou sur la joue de Stan et disparaître dans la nuit.
J’ai parcouru les douze mètres et demi qui me séparaient de mon domicile dans le sens inverse profitant de l’avantage des petites villes où tout est près, constaté que le night shop de la rue du Bailli ne ferme manifestement pas, déposé mes lunettes de protection en verre sur la table du salon, et j’ai rejoint mon lit.
Le lendemain je n’avais même pas la gueule de bois.
C’est grâce à une recette secrète que je concocte dans mon labo.
(2011)