‘Little Joe’ : la plante antidépressive de Jessica Hausner [interview]

Texte intégral d’une interview de Jessica Hausner pour Metro Belgique, 3 janvier 2020

Si on vous offre une plante en vous disant que son odeur vous rendra heureux(se), est-ce que vous auriez envie d’y mettre votre nez ? C’est ce que vous propose ‘Little Joe’ de Jessica Hausner, film inodore mais parfumé d’ambiguïté, à travers l’histoire d’Alice, et de sa propre quête de félicité. Après sa première mondiale au Festival de Cannes, le film était présenté en octobre au Film Fest Gent, où l’on a papoté avec sa réalisatrice.

Little Joe est une plante dont le parfum rend heureux. Mais c’est impossible de réduire cela à un parfum, une seule chose, pour tous. L’idée du film est que Little Joe devient la seule source de bonheur. Ce dernier ne dépend plus du monde extérieur.
Oui, oui, absolument. Je pense que dans le film, cette idée du bonheur est très ambivalente : au départ, c’est présenté comme si c’est quelque chose qu’on désire, évidemment.  Mais au fond le film pose la question : c’est quoi le bonheur, au fond ? Ça devient de plus en plus ambigu… jusqu’à ce qu’enfin l’héroïne le trouve, en quelque sorte. Mais on ne sait pas vraiment quel en a été le prix à payer. Durant le film il y a cette idée flottante, qu’on ne sait pas vraiment si c’est vrai, que la plante provoque une absence de « vrais sentiments », d’émotions… mais au fond c’est quoi un « vrai » ou un « faux » sentiment ? Un sentiment est un sentiment… Mais c’est le paradoxe de l’histoire : le bonheur n’est peut-être pas ce qu’on pense du tout.

En Anglais il y a cette expression « ignorance is bliss » : moins on en sait, plus il est facile d’être heureux. Quand le bonheur dépend d’une seule chose, une chose concrète qu’on peut toucher, respirer, comme une plante, et qu’elle est devant vous tout le temps = bonheur facile, absolu, à portée de main. Plus on dépend de choses pour être heureux, le boulot, les amis, la famille, les vêtements, plus c’est compliqué, difficile à atteindre. 
Dans le cas d’Alice, c’est son sentiment de culpabilité. Ce sentiment l’empêche d’être heureuse, et de lâcher son fils. Plusieurs moments dans le film on comprend qu’elle a peur d’être en train de perdre son fils parce qu’elle se concentre trop sur son job, et la thérapeute essaye de lui dire que peut-être elle ne devrait pas trop être influencée par ces sentiments de culpabilité. Et à la fin elle est OK, elle dit qu’elle se sentait coupable de passer trop de temps au travail et pas assez avec son fils. Et la thérapeute lui dit, vous ne devriez pas vous sentir mal pour cela. Donc ce happy end… et je le dis sérieusement, pour moi c’est un happy end, parce que je pense que c’est une bonne chose de se débarrasser de sa culpabilité. Dans cette histoire, le père est tout à fait capable de s’occuper de l’enfant. Il n’y a pas de raison pour qu’elle empêche son fils de vivre avec son père. C’est le genre de, si vous voulez, argumentation féministe au fond de l’histoire, ça parle aussi de maternité, au fond.

La culpabilité empêche souvent le bonheur c’est vrai.
Oui et en particulier chez les mères.

Oui cette idée que la maternité devrait être le bonheur ultime, LE truc qui vous fait sentir complète… Avez-vous vécu cela ?
Oui, ça a été une surprise : quand je suis devenue mère, j’ai été très étonnée de voir que je n’ai pas tellement changé. J’aimais toujours autant mon travail (rires), j’avais un peu peur que dès que je deviendrais mère, je n’aimerais QUE mon enfant, et probablement que je mourrais inconnue et pauvre parce que je ne me soucierais que de cet enfant, mais heureusement ce n’était pas le cas. J’aime mon enfant, bien sûr hein (rires). Mais j’aime mon travail toujours autant !

C’est possible (rires) !
Oui ! Et puis j’ai soudain commencé à penser… Je me sentais comme un père, je crois c’est que c’est comme ça que la société voit la paternité : un père aime ses enfants, et il est très concentré sur son travail, et c’est OK. Et je me sentais exactement comme ça. Mais après j’ai compris que la société ne me voit pas comme ça. Par exemple, les nounous, les puéricultrices, sont les amies de la mère, les gens au supermarché, tout le monde, soudain, a le droit de juger la mère. Parce qu’une mère devrait aimer son enfant d’abord, avant tout. J’ai été très surprise par la force de ces idées encore aujourd’hui dans notre société. Je crois que beaucoup de ça est entré dans l’histoire de ‘Little Joe’.

Plus on creuse plus cette relation est complexe… 
Oui, c’est complexe, ce n’est pas une histoire qui vous dit : « tout le monde a été changé et on est tous froids comme des zombies » (rires). Ce n’est pas le but de l’histoire. L’histoire dit que si tel est le cas, alors peut-être que ce n’est pas si mal après tout, ou alors qu’on était des zombies bien avant ça de toute façon… Donc l’idée c’est qu’on ne peut pas vraiment dire : « tout est mauvais » ou « tout est bien ». C’est central dans ma vision de la vie, j’essaye d’ouvrir ces idées noires et blanches, et dire, peut-être que le bon est mauvais, ou le mauvais est bon.

Rien n’est 100% bon ou mauvais, blanc ou noir. Ce qui est bon pour moi est peut-être mauvais pour quelqu’un d’autre. 
Absolument. Avez-vous mes films précédents ?

J’ai vu ‘Amour Fou’.
Avant cela, j’ai fait un film qui s’appelait « Lourdes » qui parlait d’un miracle, avec Sylvie Testud, et dans ce film par exemple, cette jeune femme est en chaise roulante et elle retrouve par miracle l’usage de ses jambes. Mais après les autres deviennent jaloux, et elle n’éprouve pas le bonheur qu’elle pensait trouver au final, que cela lui apporterait. Au final, elle rechute, et elle retourne dans la chaise roulante. C’est quasiment méchant, cruel ! Qui penserait à une telle torture (rires), la guérir et puis la retourner à la chaise roulante… ce n’est pas du tout cet accomplissement de l’idée chrétienne de guérison miraculeuse… mais c’est très ambigu.

Le film a été récompensé à la fois par le Vatican et par une association athée ! C’est parfait. Vous êtes-vous sentie comprise ?
Absolument ! Oui, j’étais super contente ! Je me souviens, je me suis dit c’est vraiment la preuve que le film est réussi. Quand vous tournez, vous avez peur que le film soit trop gentil avec l’Eglise, que les gens pensent que c’est un film catholique… mais heureusement pas.

L’ambiguïté vient aussi de l’invisible : on doute tout le temps, parce qu’on ne peut pas filmer une odeur ou un sentiment. 
Oui, exactement. Ni la foi, ou l’espoir, ou l’amour. Mais j’essaye quand même (rires).

Un livre non plus, en même temps. Tout dépend de la manière dont les mots sont assemblés. 
Oui, mais cependant un livre est capable de réfléchir, de mettre en réflexion, parce que c’est à ça que sert la langue, à communiquer nos pensées. Le cinéma repose sur des images, c’est principalement de la communication non verbale. Bien sûr, les dialogues aident. Mais le dialogue ne devrait pas être comme dans un roman, résumant la pensée de l’auteur (…) mais dans un film, tout dépend de l’agencement des images, et je pense que les images que j’essaye de créer dans mon film, ce que j’essaye de faire, c’est qu’ils ne sont pas cohérents, l’histoire que je raconte n’est pas un monde fermé où toutes les réponses sont données, et je sais tout, et je vous raconte tout. C’est comme un puzzle, avec quelques pièces manquantes. C’est une perspective limitée, et je montre cette limite au public, au spectateur, et en fait j’invite tout le monde à participer, c’est comme une devinette. Et ça dit aussi que personne n’a vraiment LA réponse ! On la cherche tous, on essaye de tout catégoriser… mais ce ne sont que des idées, des concepts, des mots. Si vous regardez vraiment les choses, vous réaliserez qu’elles ne sont pas comme vous le pensiez. Et que tout le monde est différent…

Et que c’est OK ! Vous donnez certaines pièces du puzzle, et peut-être que chacun a une pièce manquante dans sa poche, quelque part. C’est ça le truc avec le cinéma, et ce genre de cinéma ‘ouvert’ : le ou la cinéaste ne nous donne pas la réponse à la fin par magie. Je pense au cinéma de Lanthimos, ou Haneke, qui refusent d’expliquer leurs films sous prétexte qu’expliquer réduirait le film, et que laisser ouvert, c’est ouvrir la porte à mille interprétations valides. Mais peut-être qu’on a peur de ça, de l’infinité de possibilités, peut-être qu’on veut que l’auteur nous en donne une seule. 
Oui c’est ce qu’on essaye de tous faire dans la vie, faire sens des choses, trouver un sens à la vie. Mais je pense que c’est dans notre tête, tout ça. Je pense que beaucoup de choses arrivent par hasard, et on se dit : « Ah bien sûr c’est à cause de ceci ou cela, c’est logique, évidemment, ça devait arriver ».

On va chez des psys pour essayer de trouver des tendances dans nos comportements… comme votre héroïne dans le film. Beaucoup de gens vous ont demandé de quoi parle votre film, et voulaient une réponse au mystère Little Joe ?
Oui, souvent, et c’est pareil avec tous mes films. Au début de ma carrière je pensais que peut-être je devrais être plus explicite dans mon propos. Mais plus je fais de films, plus je deviens explicite… mais seulement pour insister sur le fait que vous n’aurez pas les réponses.

Vous devenez plus explicite dans votre ambiguïté !
Oui, mais ça reste difficile à accepter pour un certain public. Je pense que c’est une question d’habitude, on est habitués aux films qui nous donnent toutes les réponses. Du coup au début certaines personnes pensent que c’est parce que j’ai mal travaillé (rires) ! « Ah, elle ne pouvait pas faire mieux. » « Ça ne fonctionne pas. » Ce genre de réaction arrive fréquemment. Mais je deviens plus relax avec ça, parce que j’ai le sentiment que c’est ça, le futur du cinéma. Je crois que notre époque ne permet plus ce genre de storytelling à la 1+1=2. Nos vérités se mélangent tellement, à cause des milliers d’influences qu’on a tout le temps. Notre monde n’est plus aussi simple. C’est pour ça que je pense que les gens vont avoir envie de voir des films qui sont aussi paradoxaux, et n’essayent pas de prétendre que tout est tellement facile.

J’espère, parce qu’on vit dans un monde où le concept de vérité est très distendu. Points de vue radicaux s’opposent. Dans un monde de ‘post-vérités’ et de fake news, les faits ne suffisent pas toujours. ‘Une vérité dérangeante marche moins qu’un mensonge arrangeant’. 
Oui mais là vous parlez politiquement. Si je parle de cinéma, les films dont je parle sont ceux où il n’y a pas de vérité. Ni dans un sens ni dans un autre. La vérité peut être un peu ambivalente.

C’est ce qui me plaît dans le cinéma. Il y a autant de vérités que de spectateurs. Ouvert à l’interprétation…
Je pense à ce film magnifique de Kurosawa, Rashomon. Quelque chose arrive, je crois qu’une femme est kidnappée, et différentes personnes racontent histoire, et chacun a une version différente même s’ils étaient tous là.

Quelle est votre odeur préférée ?
J’aime les odeurs chaleureuses et poudrées. Comme dans un parfum. Et boisées.

C’est votre parfum ?
Oui, c’est ce que je porte.

Emily Beecham a reçu le prix d’interprétation féminine à Cannes pour son rôle

Maintenant que Cannes est derrière vous, quel regard avec le recul portez-vous sur tout ça ?
Il faisait très froid, je me gelais ! Ça c’était la partie la plus désagréable. Mais j’étais très contente sinon car comme le film était en Sélection Officielle il a reçu beaucoup d’attention. C’était un sentiment agréable, je me suis dit enfin on a entré cette compétition (rires). Le marketing à Cannes est aussi très important, on a vendu le film dans beaucoup de pays. Tout ça s’est très bien passé, ça m’a beaucoup plu. A part ce froid et cette pluie : je n’avais pas les bons vêtements, donc je me gelais tout le temps.

C’est vrai que d’habitude il fait quand même un peu beau…
J’aurais dû mieux me préparer. La prochaine fois j’emmène un manteau d’hiver, au cas où !

Attention de presse internationale : question qui revenait souvent ? être une femme en compétition c’est mentionné souvent ?
Oui, c’est pas mal arrivé.

Ça vous dérange ou vous trouvez ça important d’en parler ?
Non, ça ne m’intéressait pas. Bien sûr, c’est évident qu’il y a moins de femmes en compétition que d’hommes à Cannes (rires). Cette année nous étions 4, c’était déjà plus que d’habitude, et j’ai le sentiment que c’est définitivement une tendance positive parce que la pression publique est devenue plus forte pour des festivals comme Cannes. Venise s’en fichait complètement, comme on sait cette année (rires), aucune femme en compétition. Mais en général je pense qu’après MeToo, la conscience publique est plus forte, et la pression sur ces institutions d’inclure davantage les femmes est plus forte. Je pense que c’est super, je suis très contente, je n’arrive pas à croire que ça ait pris autant de temps et j’espère que ça ne s’arrêtera pas, que la prise de conscience va continuer, et aussi que les femmes de plus en plus essaient de se mettre au premier rang, et n’essaient pas de… rester derrière.

Plus on voit d’exemples de femmes comme ça, plus ça encourage d’autres femmes, ça les inspire. 
Je pense aussi.

Mais comme c’est structurel, les festivals etc sont la partie émergée de l’iceberg. Derrière il y a les écoles, les institutions, les commissions de sélection, de financement, tout cela est dans l’ombre. Thierry Frémaux, quel est le ratio de femmes dans son comité de sélection cannois ? L’invisible doit changer pour que le visible change aussi. 
Mais en ce qui concerne la sélection des films en festival, c’est aussi souvent une question de politique, de faire plaisir, de satisfaire, en un sens, ce qui a déjà été reconnu. Je ne voudrais pas détruire complètement cela, parce que sinon nous n’aurions plus besoin des festivals du tout. Ce qui serait aussi OK pour moi, mais je pense que la raison pour laquelle ces festivals ont un tel impact, c’est exactement parce qu’ils ont créé aussi cette idée autour d’eux-mêmes, qu’ils ont la sélection parfaite, donc peu importe comment ils le font, et je pense que Frémaux est très bon dans ces décisions politiques, et je pense que c’est ce qui crée toute la force de Cannes. C’est dans nos têtes, c’est un festival comme les autres, mais on dit que c’est LE festival où il faut aller. Donc quelle que soit la manière dont ils le font, ça me va, mais je pense que c’est important pour notre société que les femmes… y participent. Je pense que ça nous aide tous et toutes à prendre de meilleures décisions.

C’est un équilibre nécessaire dans le monde. Et donc quand vous recevez ce fameux appel, pour la cérémonie de clôture…
Eh bien, on savait d’une certaine façon, on nous a dit qu’Emily devait revenir… Donc on savait un peu. Et c’était très relaxant, je dois dire. Je me souviens très bien de ce dernier soir, parce que je savais qu’elle allait gagner un prix, qu’en tout cas c’était pour elle, donc j’étais détendue parce que je savais que ça voulait dire que je n’allais pas devoir monter sur scène (rires). Je l’ai juste regardée, et j’étais très fière de nous, qu’on ait réussi même à gagner ce prix, je dis « nous » parce que bien sûr c’est une collaboration, un travail collectif. C’était chouette.

Little Joe, notre avis

Le bonheur pour vous c’est quoi ? Le bruit des vagues, un câlin, un morceau de chocolat ? Alice, scientifique spécialisée en botanique, a créé dans son labo une plante qui répond à cette question. Elle s’appelle Little Joe, elle a une belle couleur rouge, et si vous vous en occupez bien, son parfum vous rendra heureux. Fière de sa création, Alice offre un spécimen à son fils Joe. Mais quand Joe commence à changer de comportement, Alice se demande si sa plante antidépressive n’aurait pas des effets pervers… Couleurs éclatantes, gestes lents, humour décalé : bienvenue dans le cinéma de Jessica Hausner. A la manière de son compatriote Michael Haneke, ou d’un Yorgos Lanthimos, les films de cette cinéaste autrichienne installent une aura de mystère, invitant le spectateur à trouver ses propres réponses. Après la foi (‘Lourdes’) ou la passion (‘Amour Fou’), ‘Little Joe’ questionne notre vision du bonheur. Un drame psy fin, mené avec sensibilité… et un zeste d’étrangeté.

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