On s’était rencontrées pour la première fois fin 2019, dans un café à Saint-Gilles, pour parler de Sans Frapper, son documentaire percutant sur le viol. Six ans plus tard, je retrouve Alexe Poukine au Festival de Cannes, où elle présente Kika, son premier film de fiction, à la Semaine de la Critique (la sélection d’ Ava Cahen, les grands esprits tout ça tout ça). Entre drames, joies, BDSM et précarité, voici un pétillant et tendre portrait bruxellois d’une femme qui fait ce qu’elle peut avec ce qu’elle a.
.
La critique
Kika est assistance sociale à Bruxelles, vit une vie sur des rails entre sa fille, son mari, et son travail. Et puis un jour au détour d’un vélo à réparer, elle rencontre David, et tout est chamboulé. Kika tombe amoureuse et choisit d’écouter son cœur. La suite sera tragique, imprévue, dévastatrice parfois ; mais elle forcera Kika à se réinventer. Enceinte et acculée, elle emprunte un chemin professionnel surprenant, où les culottes sales permettent de boucler les fins de mois. Infliger de la douleur en jouant les dominatrices est aussi une façon pour Kika d’éviter de confronter la sienne… Mais pour combien de temps ? Après les puissants documentaires Sans frapper et Sauve qui peut, Alexe Poukine signe un premier long-métrage de fiction sur la débrouille, la précarité et la maternité. Un récit dur et doux à la fois, porté par une mise en scène naturaliste, fluide et enjouée. L’humour inattendu surgit dans le drame, à la fois fuite en avant et atout d’une héroïne forcée d’avancer malgré tout. A l’instar de son court-métrage de fiction Palma, Poukine déploie un cinéma centré sur des récits de femmes qui se débrouillent bon gré mal gré avec les cartes que la vie leur a distribuées. Si le film nous séduit, c’est notamment parce qu’il y a un travail approfondi de documentation sur les métiers qui y sont montrés – mais également parce que le glauque et l’hilarant s’y côtoient régulièrement. La mayonnaise du film ‘prend’ aussi grâce au casting généreux et talentueux : autour de Kika, incarnée avec malice et tendresse par la Franco-Américaine Manon Clavel (Le Répondeur en salles, Winter Palace sur Netflix), on trouve les Belges Ethelle Gonzalez Lardued (Amal) en collègue bienveillante, Thomas Coumans (L’Outsider) en ex attentionné, Anael Snoek (Baraki) en domina, Kadija Leclère en maman angoissante et angoissée ; et le Français Makita Samba (Prosper, Les Olympiades) dans le rôle de David, le réparateur de vélo par lequel le coup de foudre va arriver. » Avec humour et amour, Kika dédramatise les aléas de la vie, et nous enjoint à assumer notre part d’étrangeté.
SORTIE BELGIQUE : 25.06.2025 / SORTIE FRANCE : 12.11.2025 / SORTIE GRECE : TBC
Rencontre avec Alexe Poukine
Salut Alexe ! Avant tout : comment ça va et – attention question bateau – qu’est-ce que ça fait d’être à Cannes ?
Alexe Poukine : C’est assez étrange d’être à Cannes pour moi, parce que j’ai passé beaucoup de vacances à Cannes, mon grand-père habitait ici (rire).
Retour aux sources, du coup ?
Un peu ! Et je dois avouer que venant du milieu d’où je viens, j’ai un peu l’impression de « venger ma race », pour citer Annie Ernaux.
Du milieu d’où tu viens, c’est-à-dire ?
Disons… Mon père est ouvrier dans le bâtiment…
Modeste est un mot que je pourrais utiliser ? Qu’emploierais-tu ?
Classe moyenne modeste ouais, en tout cas pas des gens qui ont fait des études. Ma mère m’a eue à 18 ans…
Kika raconte l’histoire d’une femme qui se débrouille avec les moyens du bord, tout comme la mère célibataire de Palma, ton court-métrage de fiction. Des histoires inspirées de ton parcours… et de celui de ta maman aussi alors ?
Ouais. Je pense que si Kika est assistante sociale, c’est parce que j’ai une grand-tante numérologue qui a prédit quand j’avais 16 ans que je serais assistante sociale un jour. Ma mère se réjouissait, elle se disait que c’était super pour une fille d’aider les autres – ce truc hyper genré d’être « au service ». Alors que pour moi, c’était le pire truc qui pouvait m’arriver (rire). J’ai tellement angoissé à l’idée de devenir assistante sociale… Je pense que j’ai mis beaucoup de mes angoisses dans Kika.
Je me suis dit, le seul truc qui me reste à vendre… c’est mon corps.

Kika du coup est assistante sociale…
… et son mec meurt quand elle est enceinte. J’ai commencé à écrire le film quand j’étais enceinte (de son deuxième enfant NDLR), et j’avais très peur que mon mec meure et que je me retrouve à nouveau seule, mais avec deux enfants cette fois… Et si Kika choisit un chemin « peu orthodoxe » c’est parce que j’y ai sérieusement pensé moi-même à un moment de ma vie, quand j’avais plus de thunes. J’étais photographe et j’avais vendu tous mes appareils photo, ma cafetière Nespresso… Je n’avais plus rien à vendre, et je me suis dit en fait, le seul truc qui me reste… c’est mon corps.
Je comprends totalement : moi qui suis critique cinéma, un métier aussi de plus en plus précaire et précarisé, et j’ai souvent dit en plaisantant à moitié, que j’allais « ouvrir un OnlyFans » ! Si ça peut être une façon de faire payer le patriarcat, rendez-nous la thune en fait.
Complètement. Tu sais, depuis le tournage, trois filles de l’équipe qui m’ont dit qu’elles vendaient leurs culottes … Grâce au film ! J’étais là : YES !
Excellent ! Tu vois t’as réussi à être assistante sociale finalement (rire).
Et le nombre de comédiennes qu’on a castées et qui nous ont dit qu’elles étaient travailleuses du sexe par ailleurs car elles ne gagnent pas assez d’argent pour être comédiennes…
Le film raconte des choses qui existent en fait. C’est de la fiction, mais on part du réel, ton cinéma est quelque part entre les deux de façon générale.
Il y a un énorme travail de documentation, oui. Et sur les assistantes sociales, et sur les travailleuses du sexe…
J’ai trouvé ça mignon de voir Kika demander « c’est quoi le ‘BSM’ ? » à des prostituées. Mais elle nous emmène avec elle dans cette exploration du milieu BDSM, et à travers elle, le public aussi…
Oui parce qu’on a beaucoup de clichés et d’archétypes sur le sujet. On se dit que ce sont des gens qui sont un peu malades, pervers, qui ont des déviances… Il y a énormément de jugement. J’adore cette réplique de Kika à la dominatrice qui la forme (incarnée par Anaël Snoek, NDLR) : « Comment on sait si un client est pas bizarre ? » Et elle lui répond : « Ça existe, les gens pas bizarres ? » Et en effet, dès qu’on commence à s’intéresser aux gens, tout le monde est bizarre. Ça n’existe pas la normalité. Tout le monde a envie d’être « normal », mais être bizarre, c’est ça qui est normal. C’est ce aussi ce qu’essaie de dire le film : n’ayons pas honte d’être bizarre ! Tout le monde l’est, donc soyons fiers et heureux et ensemble dans notre bizarrerie, peu importe ce qu’elle est !
« Ca existe, des gens pas bizarres ? »

C’était quoi pour toi le plus gros défi sur ce film, et le plus ‘facile’ – même si ce n’est jamais facile de faire un film – ou en tout cas le moins difficile, le plus agréable ?
Beaucoup de choses ont été difficiles sur ce film. Et en même temps je dis ça mais ça a été un vrai bonheur de le faire. C’était la colonie de vacances. J’adorais ça quand j’étais gamine, et je pense que je fais des films pour recommencer cette expérience… en étant payée (rire). On a énormément ri. Mais par ailleurs, j’avais hyper peur qu’à un moment donné dans le parcours de Kika on ne la suive plus, que des gens se détachent d’elle, qu’ils n’arrivent plus à s’identifier à ce qu’elle fait, que ce soit trop « bizarre » pour eux. Ça c’était un gros défi pour moi, et je pense que c’est réussi. Il y avait aussi la question du ton : que le film soit tragi-comique…
Le film est drôle, quand même…
C’était hyper important pour moi – j’avais peur de ça en fait : comment on jauge les moments où il faut être dramatique ? Comment on jauge les moments où il faut être drôle ? Je suis quelqu’un qui dédramatise tout dans la vie, et j’ai tendance à le faire aussi dans mes scénarios. Et des fois c’est une erreur, parce qu’il faut chialer un bon coup. J’ai le même problème que Kika en fait : je fais une vanne pour détendre l’atmosphère. Je fais beaucoup de blagues quand ça ne va pas, quand je suis en situation de … domination (rire), de difficulté en tout cas. Et les gens ne comprennent pas toujours le délire.
Ils pensent que te fous de leur gueule…
Oui, ou que je m’en fous, alors que pas du tout, c’est hyper important pour moi ! J’ai fait la même chose avec le script. Donc il y a des moments où il y avait plein de blagues très drôles, mais on n’arrivait plus à être avec le personnage, parce qu’on ne savait plus s’il fallait rire ou pleurer. Donc on a dû enlever énormément de mes blagues ! La monteuse de Kika (Agnès Bruckert NDLR), qui a monté tous mes films, me disait : « Mais tu fais ça à chaque film ! » Et pendant le montage de ce film, comme on dit en Belge, le franc est tombé, et j’ai compris. Je me suis dit « Mais oui, faut que j’arrête de faire comme Kika ». Des fois c’est dur, mais j’accepte !
Il y a une carrière dans le stand-up qui t’attend quelque part…
Je pense oui !

On n’est ni folles, ni seules !
Quelque chose d’important que tu voudrais dire sur le film et que tu n’as pas encore eu l’occasion de dire en interview ?
Je suis hyper contente d’être là. Et d’être à la Semaine de la Critique : j’ai l’impression d’être à la maison, que les gens comprennent le film, comprennent ce que je veux raconter, mes valeurs… La première qu’on s’est parlées avec Ava, je me suis dit putain meuf, c’est pour toi que je fais des films, pour mes sœurs, mes amies… On s’est comprises, en fait. Aujourd’hui je me dis, il faut faire plus de films pour nous : on n’est ni folles, ni seules !

crédits visuels : Imagine Film Distribution
En savoir plus sur Elli Mastorou
Abonnez-vous pour recevoir les derniers articles par e-mail.

B) Et t’as bien raison 🙂 Et je m’abonne, du coup 🙂
>
J’aimeJ’aime
❤
J’aimeJ’aime