Quand j’ai raccroché mon téléphone, je me suis levée d’un bond sur mes pieds depuis mon canapé et en deux minutes chrono j’avais enfilé mes vieilles Converse et j’étais dans l’ascenseur en route vers Flagey : j’étais persuadée que c’était l’affaire d’un quart d’heure, vingt minutes, et que bientôt je serais de retour le cul sur mon canapé et le menton sous le plaid mauve, devant un plat de pâtes saumon-crème fraîche. L’appel de la borne Villo vide chez Eugène F., le Mamma Roma, et sur le trottoir, une fille devant la même porte d’entrée que moi. Elle va au troisième aussi. Ca aurait pu être gênant, mais nous sommes à Bruxelles : après vingt secondes, on se reconnaît, et tu réalises que ça te crispe, quand même, d’entendre parler de toi en tant que “l’ex de Machin.” Mais tu souris, tu continues à monter les escaliers jusqu’au troisième étage.
Les soirées improbables c’est celles où à la base t’étais parti pour pas rester. Tu regardes ta montre déjà sur le chemin de l’aller, calcules mentalement l’horaire des derniers trams, prévois déjà ce que tu vas faire après et comment, et trois heures plus tard t’es encore dehors, le froid du soir mord déjà en septembre mais ça te va ; t’es rentrée dans un appart aux murs bleu sombre et aux étagères en formes géométriques qui s’encastrent sans se toucher, où ça sent l’encens et la ouide, où à la base tu pensais que tu connaissais personne, mais de la fille dans l’escalier à Cédric que t’as eu au téléphone en passant par la locataire des lieux pour laquelle t’as limite un coup de foudre amical tellement c’est presque toi que c’est bizarre, au gringalet à l’accent scandinave qui parle peu et bas et fume du tabac naturel près d’une pile de bouquins d’art en passant par la fille asiatique sympathique qui avait tout pour elle mais dont le prénom a fini de te crisper… Tout est familier. Presque trop, c’en est suspect. Le quart d’heure devient une heure et des brouettes à force de carburer de verte et d’eau fraîche – de la Spa pour être exacte (qui a parlé de fins de mois ?).
Et puis tu décides de partir quand le numéro de ton frère s’affiche sur l’écran. Terrasse Belga, Kriek, bière, Lucky Strike, avions pour l’Italie et New York, la famille va bien, on a froid mais on reste dehors avec les ex-collègues et les serveurs en service. On dit à Rebecca : “pause-clope ?” elle répond “pause-joint. » Amœnitates Belgicæ, j’aime ce pays. J’embrasse mon frère, je prends le dernier tram que je dois attendre huit minutes pendant lesquelles j’arrive à la conclusion qu’à 23h58 la population de la place Flagey est composée à 73% d’individus louches. J’inclus dedans le vieux monsieur probablement fort saoul que j’entends demander d’une voix traînante dans un accent belge à couper met het mes : « Il arrrrive bientôt le septannnnte et un ? – Oui monsieur, il arrive dans cinq minutes, et il sera très bien et très chouette” répond une voix rigolarde. Je souris.
Le palier du rez-de-chausée sent toujours autant le riz sauté. Ca s’estompe jusqu’au palier du cinquième. Je me dis que j’ai bien fait de fermer à clé, malgré tout, tiens.
00h45, c’est une bonne heure pour faire des pâtes.
(2011)
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