Interviews de l’équipe de ‘Ni Juge Ni Soumise’ : « La naïveté, c’est une faute professionnelle »

Première parution – L’Avenir – 22 février 2017  (lien vers l’article)

Plus de trente ans après le premier épisode, ‘Strip-Tease’, le film, débarque au cinéma. Plongée hallucinante dans le quotidien de la juge d’instruction bruxelloise Anne Gruwez, ‘Ni Juge Ni Soumise’ confirme que la vérité est toujours bien pire que ce qu’on voit. Interviews intégrales devant et derrière la caméra : Yves Hinant, Jean Libon, et Anne Gruwez.

 

INTERVIEW 1 : Jean Libon & Yves Hinant – Réalisateurs
JeanLibon_YvesHinant_Copyright Montse Castillo
Jean Libon (g.) et Yves Hinant au Festival de San Sebastian (Copyright Montse Castillo)

Jean Libon, y a-t-il un écart entre les intentions que vous aviez en lançant ‘Strip-Tease’ avec Marco Lamensch en 1985, et la façon dont ça a été accueilli ? Avez-vous l’impression de pas avoir été compris ?
JEAN LIBON : Ça a été compris très bien chez certains, et pas du tout chez d’autres. Et dès le premier sujet : c’était un père de famille nombreuse, dix enfants, qui avait été tuer avec son fils aîné de 15-16 ans, le mouton dans la prairie du voisin pour donner à bouffer à ses gosses. Il a été condamné, 6 mois de prison… Moi je trouvais ça plutôt sympathique, comme sujet. Et direct ça a été le tollé : « C’est quoi ce gros porc », etc. Et à côté d’autres disaient que c’était formidable. Toute l’histoire de Strip-Tease, ça a été ça. Pour ou contre. Et à mon avis, le film, ça va être pareil.
HINANT : Nous, on fait de la vraie télé-réalité. Ces émissions qu’on appelle de télé-réalité, c’est de la fiction pure : tout est bidonné.
LIBON : Juste dans l’écriture télévisuelle, c’est l’opposé de la téléréalité.
HINANT : C’est de la fiction. Puisqu’en fait, ils ont interdiction de parler politique, de problèmes de société, tout est scénarisé, Elodie qui va avec François, et François…
LIBON : Des gens qui ne se connaissent pas au départ et qu’on met ensemble… avec 20 caméras qui tournent autour…
HINANT : Vous vous souvenez de l’émission ‘Ca va se savoir’ ? C’est un copain à moi qui les écrivait. C’était du « Je te trompe avec le chien », « Je te trompe avec ton père »…
LIBON : Je préfère avec le chien…
HINANT : Non, surtout pas les chiens, ils n’ont rien mérité.

Vous n’avez pas quand même l’impression que l’émission a un côté fascination malsaine ?
HINANT : Oui, parce que tu montres le réel en fait…
LIBON : Le réel a tellement disparu de partout, alors quand on le montre…. Alors, on est quand même tous chacun sur des rails. J’ai ma vie, tu as la tienne, etc. Et une fois qu’on doit dérailler de ça, ça devient compliqué. Les riches ne savent absolument pas comment vivent les pauvres, et vice-versa. Donc si tu montres à des pauvres comment vit un riche, ça les étonne. Je me souviens, y a un gars qui a pris à Seraing un jour un autocar pour venir à la RTBF réclamer déjà du pognon à l’époque. Il est allé à la grille de la RTBF en disant : « Et tous ces ministres qui gagnent 20 000 francs » : Complètement illusoire, naturellement, un ministre gagnait dix fois plus que ça ! C’était une naïveté de bon cœur. Il ne sait pas comment vivent les riches, ou un ministre. Et inversement, tous ces ministres qui décident de ton sort aujourd’hui n’ont aucune idée de comment vit un chômeur au fin fond de La Louvière, où il y a 3 générations qui ne voient plus leurs parents travailler. Et on ne les voit jamais, ces gens-là. Et quand soudain tu montres ça bêtement, sans commentaire, sans explication, ça choque, naturellement. Et c’est tout bête.
HINANT : C’est les mêmes nantis et possédants qui te disent : « Vous faites des émissions que le bas peuple ne comprend pas, parce qu’il n’a pas de second degré ni de troisième ». Parce que le second degré, apparemment, ça vient avec la carte de crédit. Alors que ces gens avec qui on fait des films, ils décryptent totalement ce qu’on fait.
LIBON : Ils comprennent plus que les possédants.
HINANT : Ce n’est pas une moquerie, c’est simplement montrer les gens comme ils sont.

Pourquoi alors les gens pensent que c’est de la moquerie… ?
HINANT : Parce que la télévision, le cinéma, sont politiquement corrects, insipides ; conformistes…
LIBON : Tout s’est aseptisé.

En fait, on reproche au réalisateur le regard du spectateur… D’aucuns y voient de la moquerie, d’autre de la compassion, mais ce sont surtout leurs propres projections.
HINANT : Ben ouais. Arrêtons de prendre les gens par la main et leur dire quoi penser. Le commentaire et l’interview, ça peut te faire dire tout et n’importe quoi n’importe comment. Moi ce que j’aime bien, c’est que les gens qui regardent, ils aiment certains épisodes, d’autres pas. Les gens ne sont pas guidés, en fait. Ils ont le droit légitime de ressentir des choses. Sinon, t’as des cinéastes qui font ‘Martine a perdu son vélo’, ‘Martine a perdu son travail’, ‘Martine a retrouvé son vélo’… avec des filles à Seraing qui mangent du jambon et du lard avec une peau diaphane sublime – je connais bien Seraing, je n’ai jamais vu ces gens-là. Et ils te disent : « Ça, c’est le réel ». Ben non, en fait. Et en plus c’est des gens nantis et bourgeois qui te disent ça.
LIBON : Quand on va dans des salles – et on en a quand même fait pas mal – et qu’on projette nos trucs, une partie de la salle adore, et l’autre partie déteste. Ils commencent à s’engueuler devant vous. Ça veut dire clairement qu’il se passe quelque chose ! Au départ, Strip-Tease c’était une réaction, déjà à l’époque, à la télévision qui aseptise tout ! Et maintenant n’en parlons même plus. La télévision n’existe plus.

Les gens que vous filmez arrivent à être toujours naturels, tels quels, ils n’ont pas conscience de la caméra ?
LIBON : Tous les Strip-Tease sont basés comme ça : la situation que les gens vivent est plus importante que la caméra. Si la situation est froide, la caméra est chaude : si c’est la caméra qui fait événement, ça ne marche pas. Au contraire, si la situation est chaude, la caméra devient froide. Ce que tu vis à ce moment-là est plus important que les gens qui filment.

Du coup vous faites en sorte de trouver l’enjeu, la situation chaude, pendant l’émission…
LIBON : Voilà. Et parfois ça ne se passe qu’une fois. C’est tout bête. Mais c’est l’expérience aussi. On ne t’apprend pas ça dans les écoles de cinéma. Il faut attendre la merde. Statistiquement, elle doit venir. Et quand elle vient, il faut être prêt à filmer, et après tu peux rentrer chez toi. En plus comme chassez le naturel il revient au galop, si t’as un rapport avec quelqu’un depuis 20 ans, vous vous aimez bien mais vous vous bagarrez en même temps, si je te filme encore une fois, j’aurai automatiquement ça. Il n’y a pas de miracle. C’est un truc de paresseux, en fait. Caméra chaude, caméra froide, c’est ultrasimple.

Pas de commentaire, pas d’interview, OK. Cela dit, ce n’est pas des images brutes… Il y a quand même les choix que vous faites au montage. C’est vous qui racontez, c’est votre point de vue, quand même…
LIBON : Ce n’est pas une caméra de surveillance dans le métro, oui…
HINANT : Le point de vue, il se fait plus au tournage qu’au montage. Du coup Anne, toi, moi ou Jean seraient au montage, on ferait le même film. Peut-être pas sur les détails, mais sur l’essentiel, sur des choix importants, c’est l’évidence. Il y a des films qui s’imposent, comme ça.

Dans tout ce que vous montrez, de l’univers judiciaire, dans ce qu’il peut avoir d’extrême, de choquant ou d’incongru… tout s’est passé vraiment naturellement ? 
HINANT : Pour le film, on avait avec la justice une espèce d’accord total. Après, pour obtenir les autorisations, ça a pris un peu de temps, mais c’est normal. Dans ce film-ci, je trouve que la justice était très chouette. Ils assument. Mais d’un autre côté, heureusement. Parce qu’on montre leur monde, leur situation. Ça vous semble formidable qu’on ait eu l’autorisation de filmer tout ça ? Ben non, moi ça me semble évident. Mais il y a des gens qui s’autocensurent : « On ne pourrait pas faire ça ». Il y a cette idée reçue que quand on te dit non, tu dois t’arrêter. Alors que le non, moi c’est un truc qui me motive ! Au lieu de se dire : ce n’est pas possible. Tu te dis : si. C’est rassurant en fait ! Le souci, c’est quand certains de mes camarades acceptent le ‘non’… Je trouve que la société se referme.  Je prends un exemple, quand le PS gagne les élections, je voulais avoir l’image de ce parlementaire qui salue Di Rupo qui arrive, triomphal. C’était une grande victoire, De Wever la veille avait descendu la chaussée de Louvain avec des caméras partout… Et là deux communicants nous disent qu’on ne peut pas filmer Di Rupo. Le mec avait défoncé tout le monde, donc il y avait une foule noire, il est applaudi, acclamé… Et nous on est avec deux espèces de sbires qui nous interdisent de filmer. Ils nous disent « Vous pourrez filmer quand Di Rupo sera dans la salle ». Je regarde mes collègues l’air outré, et eux répondent : « Oui, d’accord. » Tout le monde pose son matériel. Les sbires sont peu distraits, et ils nous appellent quand Di Rupo commence son discours. Quand il est arrivé tout le monde l’a acclamé, et puis quand nous on est arrivés 15 minutes après, tout le monde s’était rassis. Ils nous ont dit, goguenards : « On vous a oubliés un peu ». L’Histoire ne s’en rappelle pas, de ce genre de trucs absurdes, mais moi j’ai arrêté ce film ce jour-là.  Ce truc de communication et d’autorisations, c’est d’une absurdité infinie. Ces gens qui sont journalistes, des camarades, qui ont fait le même métier que moi, et qui deviennent attachés de communication ou ce genre de trucs, ça devient mes pires ennemis.
LIBON : Il faut essayer de défoncer les portes, ça c’est clair. Et pour l’instant, notre époque n’est pas à ça. Disons-le autrement : si deux zozos comme Lamensch et Libon arrivaient aujourd’hui avec un projet comme Strip-Tease, personne ne le prendrait.

Aujourd’hui les réseaux sociaux modifient ce rapport aux médias…
HINANT : Ah non ! Non ! Au secours ! Les réseaux sociaux c’est la tarte à la crème. Une machine à solitude, une machine à paresse, et c’est anti-démocratique. Voir au resto des gens qui prennent en photo leur salade, ça me rend dingue. C’est la solitude incarnée. Tinder a réenclenché la prostitution, en fait. Il faut réapprendre aux gens à s’ennuyer. C’est super-important.
LIBON: Quand on me dit, moi quand je travaille j’ai mon ordi ma tablette mon iPod tout ça. Moi je dis, chez moi, je ferme tout ça, je m’assieds, et je réfléchis. Et je suis plus productif en ne faisant rien comme ça. Il faut que les gens arrêtent de courir après leur queue.
HINANT : Tu dis ça pour Tinder (rires)…
LIBON : Qu’ils réfléchissent un peu plus.
HINNANT : Dans le film, je trouve qu’il y a vraiment une immense solitude qui se passe. La révolution, elle n’est plus dans la rue, elle est dans la tête des gens. Quand j’entends réseaux sociaux, je me dis que les gens sont de plus en plus seuls. Et de plus en plus isolés.

(c) LE BUREAU - ARTÉMIS PRODUCTIONS - FRANCE 3 CINÉMA - RTBF - 2017_01

Qu’est-ce que vous préférez et qu’est-ce que vous aimez le moins dans votre travail ?
LIBON : Ce que je préfère c’est quand je roupille et que lui travaille.
HINANT : Je suis content de ce qui pourrait arriver. Pas de ce qui est.

Et vous n’avez pas l’impression de contribuer à ce qui pourrait arriver, avec ce qui est ?
HINANT : Ben non, t’es inutile, hein.
LIBON : T’es inutile, je suis inutile, on est tous inutiles. C’est de la couille, hein ça. C’est assez judéo-chrétien, excuse-moi hein. De croire qu’on fait avancer le monde.
HINANT : Je trouve qu’on ne fait pas assez, mais qu’on ne sait pas faire plus. Y a des moments où tu te dis juste que tu perds ton temps… Tu ne peux pas faire 20 films en même temps… C’est le temps qui est pénalisant, voilà.

Il n’y a jamais eu un épisode où vous vous êtes dit « Merde, on aurait pas dû » ?
HINANT : Y a celui de trop, ouais. Je l’ai fait.
LIBON : J’ai toujours assumé ce qu’on fait. Alors c’est vrai qu’il y a des sujets qui sont pas toujours terribles, parce que parfois j’ai laissé 2 – 3 sujets pour un type que j’aime bien, qui venait me trouver en me disant écoute j’ai plus de pognon, j’ai 3 enfants, mon fils doit être opéré des yeux, il me propose un sujet… Je sais que je fais une erreur. J’essaie de l’aider, et à la fin je sais que le sujet j’aurais pas dû le faire. Mais enfin bon, voilà, j’ai encore un petit morceau de bon cœur derrière moi. Alors on a fait plus de 850 sujets, ils ne sont pas tous géniaux, m’enfin bon, voilà quoi. Je regrette ceux qui ont été ratés, oui c’est dommage qu’on les ait ratés. Mais quand on a commencé, on y croyait aussi. La mayonnaise n’a pas pris, bon, ça arrive. Mais que les gens nous aiment ou pas, ça je m’en fous complètement. Parce que je sais que sur les 850 sujets, ils sont tous, absolument tous, en-dessous de la vérité. La vérité est toujours pire. Et le film, c’est pareil. Donc quand on me dit que Strip-Tease exagère, ça me fait mourir de rire. J’ai envie de dire, viens avec moi, je vais te montrer les rushes (rires) !

On sous-estime la nature humaine…
HINANT : Ah oui ça complètement. On est vraiment capables du pire.

Est-ce que vous avez le sentiment de n’avoir plus une once de naïveté ?
LIBON : Ah ça oui, y a longtemps que je l’ai perdue.
HINANT : J’en ai encore un peu, mais elle a tendance à disparaître.

Si vous n’en aviez plus du tout vous n’auriez peut-être pas fait d’enfants…
LIBON : Moi j’ai 2 enfants, 37 et 31, je leur ai dit de ne pas faire d’enfants, et pour l’instant c’est bien parti. Je leur ai dit, si l’un des deux fait un gosse, je ne lui parle plus, et je coupe les ponts ! Il faut arrêter de faire des enfants ! Il faut arrêter la machine !
HINANT : Libon c’est un cynique romantique qui s’ignore. C’est un cœur d’artichaut, il est d’une sensibilité, d’une mièvrerie absolue. Mais il a aussi ce côté cynique, et tant mieux. Mais je trouve que la naïveté, c’est une faute professionnelle.
LIBON : Je suis d’accord aussi. Tout bêtement, récemment, avec ces histoires de réfugiés qui font la manche : je suis gare du Luxembourg, j’attends mon train, et là je vois 2 bons Molenbeekois qui jouent aux réfugiés. Ils font la manche, ils te baragouinent des trucs en pseudo-Arabe qu’ils ne connaissent pas… Sauf que 5 minutes auparavant, je les ai vus parler bruxellois ! Ils ont les Nike qui sortent du magasin, impeccables, et ils font la manche, quoi. Et quand tu les engueules, ils sont fâchés.
HINANT : C’est aussi le bourgeois qui vit dans un petit village qui dit à sa femme qu’il va faire du vélo tous les dimanches alors qu’il voit sa maîtresse, et qui revient le soir en ayant un peu transpiré sous les bras pour faire genre… C’est ça, en fait. Ou la fille de ministre qui foirait à l’école et qui s’est inventé un cancer et a entubé tous ses proches. Tu te dis, tout de même, on en est là. Pourquoi ? Pour exister, c’est tout. Les gens sont seuls. Et il y a beaucoup plus d’escrocs qu’on s’imagine.

 

INTERVIEW 2 : ANNE GRUWEZ (LA JUGE)

(c) LE BUREAU - ARTÉMIS PRODUCTIONS - FRANCE 3 CINÉMA - RTBF - 2017_03

Anne Gruwez (Copyright Le Bureau/Artémis/France 3 Cinéma)

 

Quel était votre rapport à Strip-Tease avant qu’ils vous contactent ? Vous connaissiez ?
Aucun, parce que le premier rapport qu’on a eu, si je peux dire, c’était en 2002, quand Jean et Yves avaient demandé les autorisations aux autorités judiciaires pour tourner un film sur une enquête. C’était pour l’épisode ‘Le flic, la juge et l’assassin’. On avait dit oui, et on attendait en se disant, quelle est la chance d’avoir un beau crime ? Et tout de suite après, il s’en présente un. Je suis arrivée sur les lieux du crime, Je me vois encore, 107 rue du Trône, dans l’entrée, ce tout petit couloir dans lequel on était coincés pour entendre le rapport du policier, avec Yves Hinant au-dessus de l’escalier en train de filmer. Je me disais : « Mais nom de Dieu, qu’est-ce que ça fout là, ? » C’est comme ça qu’ils sont entrés dans ma vie. Et j’étais d’accord pour dire que c’était une très belle affaire.

Et quand ils vous disent qu’ils veulent faire un épisode sur vous ?
Après, ça s’est mis avec l’épisode ‘Madame La Juge’ (devenu ‘Une Juge Atypique’ sur YouTube, NDLR), c’était le quotidien d’un juge d’instruction, et bon, pourquoi pas ? Voilà, ils sont entrés, ils sont restés, ça s’est mis comme ça. Et puis pour le troisième, pour celui-ci, moi j’avais terriblement peur des remakes, de la fois de trop, ce genre de trucs. Donc j’étais très mitigée. Alors on a dit on essaye une petite fois, OK. De fil en aiguille, ça s’est mis comme ça. Vous savez, moi je me laisse aussi un peu emporter par les choses qui se font, par le destin, voilà. On fait ce qu’on peut avec ce qu’on a.

Est-ce que vous arrivez à être à l’aise dans votre travail quand vous êtes filmée ? Dans quelle mesure vous avez conscience de la caméra, ça vous influence dans votre comportement ? 
Un, je n’ai pas de conscience. La seule conscience que j’ai, c’est le sort éventuel du type ou de la nana devant moi. C’est une question qui revient de manière récurrente. Je vais vous expliquer. Qu’est-ce qu’il y a derrière vous ? Un mur ? Vous pouvez le décrire ? Ben voilà. Il y a le fait que la caméra soit là, et que nous parlions, et que le sujet dont nous discutons maintenant, l’interview que vous menez, le problème qui vous préoccupe, c’est ça qui vous intéresse. Pour moi c’est pareil : le prévenu, le problème qui le préoccupe, c’est quel sort je vais lui réserver. Et le mien, c’est quel sort je vais lui réserver. La caméra dans tout ça, elle peut bouger où elle veut, ça n’a pas d’importance. Je précise encore, que j’ai un très gros pouvoir de concentration, obligé par le boulot. Parce qu’au boulot, vous faites un truc, on vous dérange au téléphone pour autre chose, vous devez répondre, reprendre, ne pas perdre de temps sur les devoirs que vous étiez en train de demander tout en songeant au dossier suivant. Donc vous devez vraiment avoir un gros pouvoir de concentration. C’est ce qui me permet de m’en sortir, et de n’absolument pas de me rendre compte de ce qui se passe autour de moi. L’enjeu est trop dangereux entre le client et moi.

Qu’est-ce que vous avez pensé de cette expérience ?
Ce qui m’a intéressée dans le film, c’est rencontrer une sphère que je ne connaissais pas du tout, celle des journalistes, et du cinéma. Je connais très peu, et je trouve ça passionnant. Je ne savais pas qu’il y avait autant de monde qui tournait autour ! C’est extraordinaire ! Vous voyez le film, vous découvrez tout cet univers, le quotidien d’un bureau de juge d’instruction… Pourquoi vous ne pourriez pas rentrer dans un bureau de juge alors que moi je peux pénétrer dans votre monde ? C’est ça ce qui fait la richesse de l’expérience qu’on acquiert.

Qu’avez-vous appris sur le monde du cinéma, du coup ?
Énormément de choses ! J’ai ouvert une petite porte et j’ai découvert qu’il y avait foule dans la pièce ! Qu’un tas de gens tournent autour de la culture, qu’ils connaissent ce monde, qu’ils en parlent, qu’ils parlent des films… Qu’il y avait cet entre-soi dans le monde de la culture, et moi je suis là comme une étrangère, un peu comme si tout le monde était en blanc et moi j’arrivais habillée en noir. Et merde (rires) !

Ça vous a donné envie d’aller plus loin ?
Ah oui, ça m’a donné beaucoup envie de m’intéresser au monde de la culture. De manière générale. Je ne suis pas cinéphile, je l’ai été, avant j’y allais régulièrement, sur le midi à Toison d’Or. Et puis ça m’est passé. Maintenant je lis, des romans policiers, des romans historiques.

Avez-vous pensé à ce que vont dire les gens, votre image ?
Non. Mais après coup, je me suis dit quand même que j’ai pris une grosse responsabilité. Parce que je me sens responsable des clients qu’on voit dans le film. La première scène, avec l’Albanais qui a tapé sa femme, eh bien je suis tombée sur lui dans le métro récemment. Je l’avais averti par téléphone qu’on le voyait dans le film, déjà. Et là quand je le croise, je lui ai dit : « Faites attention quand même, ne m’en veuillez pas pour telle ou telle réflexion, hein ? » Il me dit « Ne vous en faites pas Mme Gruwez, j’ai dit à tout le monde que vous êtes si bien, au moins vous n’avez pas peur de regarder les gens dans les yeux, et pourtant des juges d’instruction j’en ai connu » (rires) ! En fait tous ces clients, quelque part, je me sens responsable d’eux. Je ne veux pas qu’il leur arrive du mal à cause de ça. Moi, c’est moi, je m’en fous. Mais j’ai toujours du mal à admettre que les autres puissent être comme moi et dire ‘J’ai pris une responsabilité pour moi et je l’assume’. Donc j’ai toujours tendance à assumer la responsabilité qu’en fait d’autres ont prix librement pour eux. Tous ces gens qui apparaissent dans le film, ils l’ont décidé. Et au fond j’ai rien à voir avec ça. Mais quelque part, j’ai envie de les protéger.

Vous avez ça même sans les caméras ?
Oui, tout à fait. C’est mon client.

Combien d’années vous faites ça ?
25 ans.

Difficile de s’imaginer ce que c’est de faire ça pendant 25 ans…
Après faut pas se compliquer les choses. La vie, c’est simple. Pas simplissime, attention, il ne faut pas aller vers le poujadisme et le populisme. Exemple, ce nouveau projet de loi sur les visites domiciliaires. Ça c’est le simplisme simplissime, d’aller vers le sentiment ambiant, qui est le racisme dominant. Pas exagérer, quand même. Mais à part ça, le bonheur est simple. Le juge d’instruction, il met un spot pour éclairer les faits et les protagonistes. Il ne juge pas, il recolle les morceaux pour que les deux soient sur une scène qui soit jouable et cohérente – surtout cohérente. Hier, j’ai un dossier de tentative de meurtre. Des coups de feu, une voiture qui fonce sur 2 types. Cette voiture appartient à Untel, qui était sur le lieu des faits d’après son GSM. Quand je mets tout ça ensemble, sur base des faits, cette personne est coupable de tentative de meurtre. Je vois ce type hier. Il est en taule pour autre chose, que je relie à cette affaire-là, je me dis règlement de compte en matière de stupéfiants. Il a refusé de parler aux policiers, mais il veut bien parler au juge – parce que ça c’est important aussi : parfois les gens font ça, parce que les juges ont encore un gros potentiel de confiance, plus que les policiers, le procureur etc. Donc je vois le type, et je lui donne les éléments pour qu’il situe le dossier : jour, date, heure, lieu. Il me dit « Ah oui je me souviens, on était dans le café, il y a eu une bagarre, quelqu’un a sorti un taser » – ce qu’on a pu prendre pour le revolver – « je suis monté dans ma voiture, on m’a lancé des bouteilles dessus, je suis sorti et j’ai suivi à pied les 2 types pendant qu’un ami reprenait le volant, nous a suivi et nous a ramassés. » Donc cet élément-là, foncer sur les 2 types, ça pouvait être le ramassage des 2 types qui s’enfuyaient. Conclusion ? On voit les choses autrement. Le juge d’instruction essaie toujours de serrer la vérité au plus près, et de n’avoir aucun a priori.

Vous y arrivez ?
Oui, c’est la dualité du juge d’instruction. Le seul but, c’est la recherche de la vérité. On ne poursuit pas quelqu’un, on poursuit quelque chose. C’est ça, la nuance. Et c’est ça que les gens ne comprennent pas, ne peuvent pas comprendre. Le quelqu’un n’est qu’un satellite autour du quelque chose.

C’est ça la plus grosse mécompréhension autour de votre métier ?
Oui, tout à fait. Quand on a compris ça, et qu’on comprend que le juge d’instruction peut tout à fait placer quelqu’un en prison, changer d’avis, tout recommencer, à ce moment-là on comprend qu’on peut peut-être lui faire confiance. Parce que nous ne sommes pas uniformes !

Vous n’êtes pas des machines !
Oui, enfin certains le sont. Exister est un fait, vivre est un art.

Qu’est-ce qui vous plaît le plus et le moins dans votre travail ?
60% de mon travail me plait, ce que j’estime être un taux énorme. Dans les 40% restants, c’est faire des ordonnances pour faire des repérages en matière de stups. Ça me fait chier. Le plus simple pour coincer quelqu’un que vous soupçonnez de trafic de stups, c’est surveiller son réseau téléphonique. Donc le parquet, dont la vente de stups est une des priorités, en ce compris le shit, me demande des ordonnances. Moi je ne me pose pas de questions, j’exécute. Mais ça fait partie des 40% qui m’emmerdent. Donc j’ordonne le repérage téléphonique du type suspecté de vendre du shit.

Pourquoi ça vous emmerde ?
Ça m’emmerde parce que c’est répétitif, il n’y a aucune réflexion, la phrase est à moitié toute faite… Et puis je fais une overdose de stupéfiants, je ne peux plus les voir, et même que je n’en consomme pas moi-même, alors bon… Par contre, parlez-moi d’un beau vol ou d’un beau meurtre…. Là il y a de la réflexion.

Est-ce que vous avez l’impression de travailler comme tous vos collègues ?
Vous me demandez si j’ai l’impression d’être excentrique ou atypique ?

Oui.
(Rires). Je ne sais pas ce que ça veut dire, donc je ne comprends pas en quoi je pourrais l’être. Les gens se font un fantasme, et la réalité n’y correspond pas. C’est pour tout le monde pareil.

Ni Juge Ni Soumise, de Jean Libon & Yves Hinant, avec Anne Gruwez. En salles depuis le 21 février. Durée : 1h40

 

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