Première parution : Metro Belgique, 28 novembre 2018 (version intégrale)
Son premier film scrutait la société libanaise à travers un salon de beauté, le second à travers un village isolé. Pour son troisième long-métrage, ‘Capharnaüm’, Nadine Labaki nous plonge dans le chaos des rues de Beyrouth, pour raconter le quotidien difficile des enfants des rues. Après le festival de Cannes, d’où il est reparti avec le Prix du Jury, la réalisatrice est venue présenter le film en octobre au Festival de Gand, où il a remporté le prix du public.
De ‘Caramel‘ à ‘Et maintenant on va où ?‘, vos films sont des microcosmes, comme si on regardait un bout de l’humanité par le trou de la serrure. C’est aussi comme ça qu’est né ‘Capharnaüm’ ?
Mes films partent toujours d’une observation. Observer, c’est mon passe-temps favori. Je suis capable de passer des heures à un café, ou assise sur un banc, à regarder les gens. Je me demande qui ils sont, où ils vont, qu’est-ce qui se passe dans leur tête, pourquoi ils réagissent comme ça, quels sont leurs problèmes, à quoi ressemble leur maison… Ce qui m’intéresse, c’est les coulisses.
C’était déjà comme ça quand vous étiez étudiante en école de cinéma ?
Je pense que ça a toujours été comme ça, depuis toute petite. Je ne suis pas quelqu’un de très bavard, et je n’étais pas bavarde petite, je pense que je suis davantage quelqu’un qui observe. La nature humaine me fascine, le comportement humain me fascine. C’est ça qui me guide. Quand j’ai envie de faire un film sur les enfants, ce qui me guide, c’est de les connaître. C’est ça qui a initié ce projet : vouloir savoir qui est cet enfant, ce garçon que je vois là, debout, devant la fenêtre de ma voiture un soir à Beyrouth où je rentre chez moi, et qui me regarde. Qu’est-ce qu’il pense ? Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur de lui ? Comment il voit les choses, comment il voit la vie ? Comment il analyse ce qui lui arrive, est-ce qu’il sait que c’est injuste ? Est-ce qu’il souffre ? Est-ce qu’il se rend compte qu’il y a autre chose, ou pour est-ce que pour lui la vie est normale ? C’est beaucoup de réflexions sur ce qui se passe à l’intérieur de lui, et qui me fascine. La psychologie, aussi… C’est toujours ça qui me travaille en premier, et qui a lancé ce projet. Cet enfant que je vois là, sur ce bout de trottoir, même pas à un demi-mètre, il voulait juste fermer les yeux et dormir, et il n’y arrivait pas. Je me suis dit : ‘Si je lui donnais une voix, qu’est-ce qu’il aurait dit ce garçon ?’ C’était aussi inspiré d’Aylan Kurdi, cet enfant réfugié noyé sur une plage dont la photo a fait le tour du monde en 2015… Je me suis dit ‘Si cet enfant pouvait parler, qu’est-ce qu’il dirait ?’. Il aurait dit ‘Vous ne me méritez pas. Vous ne méritez pas que je sois avec vous.’ Pour moi les enfants c’est des anges, des êtres sacrés, des êtres de lumière. C’est quelque chose de tellement fragile, de tellement beau…. Vouloir savoir ce qu’ils pensent, c’est comme ça que ça a commencé cette recherche. Vouloir comprendre, aller dans les centres d’accueil, les centres de détention, les prisons pour mineurs…
‘A 7 ans, ils ont déjà le regard d’une vieille personne’
Vous avez construit le film à partir de ces témoignages ?
Oui. Et à force de leur parler, et de savoir à quel point ils étaient en colère. Ils avaient beaucoup de distance avec ce qui leur arrive. Un de ces enfants m’a dit un jour : ‘Je ne sais pas pourquoi je suis là. Pourquoi on me donne la vie si on ne m’aime pas ? Pourquoi ma mère ne m’appelle pas quand je suis en prison ? Pourquoi je suis battu, maltraité, violé ?’ J’ai vu des enfants qui à l’âge de 7 ans se font violer tous les jours de leur vie, pour pouvoir survivre : des enfants qui ont fui leur maison, qui se retrouvent dans la rue, et dont le seul moyen de survivre, d’avoir à manger, c’est de se faire violer. C’est des enfants qui n’ont plus rien dans le regard. Ils me regardaient comme si j’étais transparente, ils avaient 7 ans et ils avaient le regard d’une vieille personne ! C’est à force de les entendre demander pourquoi : ‘Pourquoi autant d’injustice ? Pourquoi je ne mange pas à ma faim ? Est-ce que la seule raison d’exister pour moi c’est d’être puni ? Et si je suis puni, où ai-je fauté ? Je n’ai même pas demandé à naître.’ La plupart de ces enfants ne sont pas heureux de vivre, je leur ai posé la question et ils ont dit non. ‘J’aurais préféré mourir’. D’ailleurs c’est des enfants qui souvent on essayé de se suicider. Ils ne comprennent pas pourquoi on leur donne la vie si on ne va pas les aimer. Si personne ne s’occupe d’eux, s’ils doivent combattre toute leur vie pour survivre, à quoi bon ? Des fois ils ne survivent pas…
Et ceux qui survivent, quels adultes deviennent-ils ?
Oui, quel genre d’humain ça va être ? Ils sont anesthésiés, en fait. Certains sont tellement en état de choc qu’ils ne réagissent plus. C’est des enfants qui ne jouent pas. Tu mets un jouet devant eux, ils ne le touchent pas, ils ne le regardent même pas. Ils ne sont curieux de rien. Ils ont tellement été abusés, maltraités, qu’ils sont en état de choc. Ils ne ressentent plus rien, comme un robot. Qu’est-ce qu’on fait de ces milliers, ces millions d’enfants, qui vont grandir dans cet état ?
Ca me fait penser aux événements de cet été aux USA, les histoires d’enfants séparés de leurs parents à la frontière parle gouvernement… ça crée un traumatisme difficile à réparer…
Il n’y a pas plus stupide que ça, séparer un enfant de sa mère.
Les politicien(ne)s signent des papiers, font des grandes déclarations, mais ne réalisent pas l’impact, le coût humain de leur politique, les vies qui en dépendent…
C’est pour ça que pour moi un film est beaucoup plus fort que n’importe quel discours politique. La politique traite de problèmes abstraits, de chiffres, de statistiques. Mais le cinéma humanise le problème, lui donne un visage. C’est autre chose. Et pour revenir à ces enfants, il y en a qui, pour parler d’eux, disent : ‘Je suis un parasite, un moins-que-rien, un insecte, je suis un animal, je suis une chaise.’ Ils ont perdu toute valeur de leur existence. D’ailleurs ce sont des enfants qui ne savent même pas quand ils sont nés, personne ne leur a jamais dit : ‘Tu es important à mes yeux, je célèbre ta venue dans ce monde’. Donc souvent ils n’ont aucune valeur de qui ils sont. Et une personne qui n’a pas le sens de sa valeur, de ce qu’elle vaut, bien sûr qu’elle va sombrer plus facilement dans le terrorisme, qu’elle va se faire exploser, ou tuer quelqu’un car il n’a pas le sens de la valeur de la vie humaine, devenir pervers, violer un autre enfant…
Ces enfants, c’est nous. C’est notre société, ça fait partie de notre histoire.
Je ne sais pas comment on fait pour continuer à vivre en fait, je ne sais pas comment on n’est pas dans la rue, en ce moment, à se révolter contre ça. On se révolte contre tout, mais pas contre ça. Comme si cet enfant n’était pas le nôtre. Tant que nos enfants à nous mangent à leur faim et dorment dans un lit, tout va bien. Je ne réclame aucun droit qui n’est pas le mien en fait, c’est ça, tu réclames ton droit à toi, mais aller réclamer le droit d’un enfant qui souffre, mais en fait c’est parce qu’il n’a pas de voix, il ne verbalise pas sa souffrance, donc on laisse passer, on continue à vivre, on regarde passer ça et on se dit que ce n’est pas notre problème, c’est celui de son père, de sa mère…
En Belgique cette année la police belge a tué une fillette irakienne, et récemment un Erythréen de 19 ans s’est suicidé dans un centre de détention. Comment on continue à vivre quand on voit tout ça ?
Et quand on fait un film sur ça, avec toutes les bonnes intentions du monde pour changer les choses, et certains crétins viennent te dire que c’est un film larmoyant…
La retenue n’est pas une force, c’est une faiblesse.
Lors de sa présentation au Festival de Cannes, le film a divisé la presse et j’ai lu des critiques virulentes, parfois violentes ou méprisantes. Certains lui ont reproché un ‘misérabilisme’ ou une ‘naïveté’, pourtant le film est pour moi assez cynique, à l’image du monde, en fait…
C’est une mode, la retenue, ça va sûrement passer. C’est un mot que beaucoup de journalistes cyniques utilisent : « C’est un film génial, tout est dans la retenue ». Ça veut dire quoi ? Être dans la retenue, c’est retenir une émotion, instinctive, intuitive, que le corps secrète naturellement. Une larme, c’est quelque chose qui vient naturellement. Pourquoi la retenir ?
Derrière ces critiques, il y a une certaine vision du monde, qui associe souvent l’excès d’émotion à de la faiblesse, et voient la retenue comme une force.
Oui, alors que pour moi c’est le contraire. La retenue n’est pas une force du tout, c’est une faiblesse. C’est ne pas faire face à ses émotions, c’est refréner ce qu’on ressent, se restreindre, c’est être coincé, paralysé, bloqué. C’est tout ce que je n’aime pas. Les gens qui sont comme ça, je les évite dans la vie. Je n’arrive pas à communiquer avec eux. Donc c’est aussi une question de personnalité. Les cyniques, je ne peux pas les comprendre. C’est très facile de s’asseoir dans un café à Paris ou en Suisse ou je ne sais où, et dire ‘c’est trop ceci, pas assez cela.’ Allez voir ce qui se passe en vrai dans le monde, et vous verrez qu’à côté le film ce n’est rien. Ce n’est rien par rapport à la vraie douleur, la vraie souffrance de ces enfants-là. Ce n’est rien par rapport à ce qui leur arrive réellement, la torture, l’abus, les viols… Oui, il y a des enfants qui se font torturer. Donc allez vivre un peu, avant de critiquer !
CAPHARNAÜM
‘Capharnaüm’ c’est d’abord l’histoire de Zaïn. Zaïn a 12 ans, enfin, plus ou moins : ses parents ne l’ont pas déclaré. Trop cher. Trop d’enfants à nourrir. Zaïn grandit dans le chaos des rues de Beyrouth, entre misère, mendicité, et criminalité. Pas d’école, mais des coups. Pas d’amour, mais des cris. ‘Capharnaüm’ c’est l’histoire d’un enfant qui finit en prison, et qui intente un procès à ses parents pour lui avoir donné la vie. A partir d’un fil de fiction, ‘Capharnaüm’ tisse l’histoire vraie de milliers d’enfants des rues, que la réalisatrice Libanaise Nadine Labaki (‘Caramel’) a rencontrés pour construire son film. Face à la caméra, ces acteurs non-professionnels, adultes et enfants, jouent leur propre histoire (mention spéciale à Rahil, incarnée par Yordanos Shifera qui a été arrêtée pendant le tournage, et l’incroyable bébé-actrice qui joue Yonas). Et c’est d’eux que vient le constat cynique d’une œuvre puissante qui, malgré ses quelques longueurs appuyant sur le tragique, n’est pourtant qu’un bref aperçu d’une triste réalité : ne faites pas d’enfants, si vous êtes incapables de les aimer. Le résultat est un film-uppercut, bouleversant et glaçant, qui questionne notre capacité d’empathie, et notre futur en tant que société.