« La bienveillance est une force ! » interview des Daniels pour EEAAO

Paru dans L’Avenir, juillet 2022

C’est quoi ce film ? On en entendait parler depuis janvier, la rumeur d’une expérience folle gonflait sur les réseaux. Et puis en juin, sans crier gare, la déferlante Everything Everywhere All At Once a débarqué. Film d’action, film de famille, film de science-fiction, EEAAO est un tourbillon. Absurde, bruyant, hilarant, confus, bouleversant, il aborde des sujets intimes avec un humour absurde et déconcertant. On pleure, on rit, on a rien compris, mais les larmes de sont de la partie. Entretien avec les réalisateurs déjantés d’un des films les plus géniaux de l’année.

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Le « buzz » autour du film a commencé début 2022 aux USA, et arrive désormais en Europe. Vous attendiez-vous à ce succès, aux USA et au-delà ?

Daniel Kwan : En fait, on est tellement reconnaissants d’avoir eu le casting qu’on voulait – parce que quand on a eu Michelle Yeoh, on s’est dit, c’est cool, elle n’a pas fait de films de kung-fu depuis un moment, on pensait que les gens parleraient de ça… Mais c’est tellement génial de voir les gens parler de ce film pour des raisons émotionnelles ! Au final la conversation tourne davantage autour de ça, et le kung-fu est la cerise sur le gâteau ! C’est une leçon d’humilité, c’est extraordinairement gratifiant et impressionnant. Donc on a très hâte que le film sorte à l’international et on s’en veut que les gens en Belgique aient dû attendre tout ce temps…

Daniel Scheinert : Oui on est désolés pour l’attente, et merci à tous ceux qui ont eu le self contrôle de ne pas trouver le film sur internet ! C’est pour ça que d’habitude on sort tout, partout, en même temps… Mais on est reconnaissants que les gens aient envie de le voir et choisissent d’aller au cinéma. Parce qu’au final, c’est pour ça qu’on l’a fait, pour qu’il soit vu collectivement : pour partager les rires, les hurlements, l’émotion dans une même pièce, ensemble. C’est une expérience unique. 

« Et si le héros était une mère de famille ? »

Au départ vous aviez pensé à Jackie Chan pour le premier rôle, mais vous avez réécrit le scénario pour Michelle Yeoh. Pourquoi ce changement ?

DK : Souvent on écrit en ayant des acteurs en tête, en général des gens qui nous obsèdent depuis l’enfance (rires). Par exemple, Swiss Army Man, notre premier long-métrage, on l’avait écrit en ayant Jack Black en tête. C’est plus tard qu’on a réalisé que le rôle irait mieux à quelqu’un de plus jeune (et c’est allé à Daniel Radcliffe, NDLR). Pour celui-ci, quand on a écrit la première version, on s’est dit « Et si le couple du film était incarné par Jackie Chan et Michelle Yeoh ? » On pensait à elle dès le départ. Et puis… on a découvert combien ça coûte d’embaucher Jackie Chan (rires). On a réfléchi à des alternatives, et puis à un moment, on s’est dit : « Et si le héros était une femme, une mère de famille ? » Et là paf, ça a débloqué plein de trucs. On a tous deux des mères fascinantes, des femmes intelligentes et déterminées, qui ont eu un énorme impact sur nos vies. L’idée que l’une d’elles se retrouve embarquée dans un de nos films, qu’elle soit plongée dans cet univers étrange… c’était directement super intéressant ! Une fois qu’on a mis le personnage d’Evelyn au centre, le scénario est devenu bien meilleur.

DS : Déjà depuis l’époque où on faisait des clips, on cherchait toujours des moyens de mettre à l’écran des choses jamais vues auparavant. Une banale décision de casting dans un clip devenait plus intéressante parce qu’on recourait à des gens avec un profil très « lambda », dans une industrie où d’habitude c’est uniquement, genre, des danseuses sexy. C’est pareil ici : on s’est dit qu’une femme d’âge moyen, et immigrante, en héroïne de film d’action, c’est vraiment fun et pas beaucoup vu. On voulait vraiment essayer de voir si on pouvait en faire quelque chose. L’autre truc qui est arrivé, c’est que du coup, dans la V2 du scénario, le personnage de Waymond, le mari d’Evelyn, a vraiment pris forme. Non seulement l’idée d’une mère au centre était inspirante, mais l’idée que son mari soit quelqu’un de faible et de pas trop dégourdi, et qu’il se retrouve propulsé dans un film d’action lui aussi, ça nous inspirait beaucoup également. Il y a tellement de films avec des figures de « mâle alpha », qui véhiculent cette idée d’une certaine masculinité, et on a pris beaucoup de plaisir à écrire un personnage comme Waymond qui est loin de tout ça. Beaucoup de choses se sont mises en place au fur et à mesure qu’on avançait et qu’on faisait le casting. 

Pour rebondir sur cette idée de masculinité alpha, je trouve que le rapport à la bonté, et à la bienveillance, est un des messages les plus puissants et émouvants du film. Notamment dans la scène où Evelyn dit à Waymond « J’apprends à me battre comme toi » (à voir dans l’extrait YouTube ci-après, NDLR). Transformer la violence en bienveillance, c’est quelque chose de fondamental dans votre vision du monde ?

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DK : J’ai beau être le réalisateur du film, avoir lu le scénario 35000 fois, au montage de cette scène, j’ai pleuré, et ça ne m’était jamais arrivé avant de pleurer durant le montage. Donc je comprends, c’est un moment très puissant. Et l’aspect politique de ce message était d’autant plus fort, parce qu’on était en pleine pandémie, on sortait de quatre ans de présidence Trump… Tout le monde parlait de la possibilité d’une guerre civile… Et j’étais en plein montage dans ce contexte qui pour moi était terrifiant, limite je ne savais plus si je croyais en mon scénario ! « La bienveillance nous sauvera ? Vraiment ? »… Mais je crois que qu’une des raisons qui font que les gens sont émus, ou ressentent une catharsis à ce moment du film, c’est parce que, en un sens, on donne la permission de voir la bienveillance comme un outil, comme une force. C’est pas le seul outil bien sûr, on va devoir résister, être agressifs, courageux. Mais la bonté est un outil dans notre boite à outils qu’on oublie souvent, et c’est ça que le film essaye de dire : n’oubliez pas que la bonté fait aussi partie de notre stratégie.

DS : Avec cette scène on voulait provoquer la même satisfaction et montée de dopamine qu’on a dans un autre film quand le méchant se fait exploser la tronche. Sauf que cette fois, on l’aide à devenir une meilleure personne…. C’était un challenge en tant que réalisateurs de trouver comment y arriver, mais y a quelque chose de libérateur pour nous à chaque fois qu’une grande idée mélange des à la fois des choses cinématographiques et à la fois des choses…. un peu idiotes (rire) ! On adore, on se dit, génial, ça va être fort, mais ça va aussi être fun. Donc ouais, quand à la fin elle se bat comme lui, c’était un moment clé dans la notion de quel genre de films d’action on veut faire. 

Comment avez-vous convaincu Jamie Lee Curtis de jouer dans le film ? Elle est beaucoup du genre à improviser, ou elle vous suit ?

DK : Jamie Lee Curtis est une personne et une actrice fascinante. Elle a été dans l’industrie toute sa vie, ses parents l’étaient aussi… et d’une certaine manière, elle est arrivée à un stade où elle n’a plus d’ego. Elle s’en fiche complètement. Elle l’admet sans problème, je l’ai déjà entendue dire « Parfois j’accepte un projet et je m’en fiche de savoir si c’est bien ou pas, j’ai juste envie de le faire pour des raisons égoïstes » et à cause de ça, je pense qu’elle est beaucoup plus ouverte à des nouvelles expériences – y compris avec notre film. La première fois qu’on l’a rencontrée, elle nous a dit : « J’ai lu le scénario, je n’ai rien compris. Mais j’ai toujours voulu travailler avec Michelle Yeoh, et votre film a l’air d’un bon délire, vous avez l’air fun, et j’ai envie de m’amuser avec Michelle. » Elle était super cash (rire) ! Au début c’était même un peu déstabilisant, mais maintenant qu’on la connaît, on comprend son rapport au métier, à cette industrie, sa recherche de projets qui l’inspirent, la stimulent, et l’amusent Parce que ce boulot peut vraiment vous épuiser si vous ne faites pas attention. Elle nous a même avoué après coup : « Je ne me doutais pas que ce serait un bon film, je suis choquée ! Mais au final je suis ravie d’avoir saisi cette occasion » (rires) 

DS : Ouais, et aujourd’hui elle dirige l’équipe marketing (rires). Elle poste énormément sur les réseaux à propos du film ! Mais de la même façon, sur le plateau, elle se donne à 100%. Elle arrivait super tôt, se baladait en costume, papotait avec l’équipe… Elle n’est pas du tout le genre à se planquer dans sa loge. Et je pense qu’au final ça se ressent dans sa prestation : elle est à fond. (rires)

DK : C’est vrai qu’elle est la « final girl » dans beaucoup de films d’horreur, celle qui se fait pourchasser par le monstre… C’était drôle de la voir jouer le slasher au lieu d’être la victime pour une fois. Et elle a vraiment aimé ça. Elle nous a surpris.

DS : Et oui, elle improvise, et elle est hilarante.

Dernière question : comment avez-vous réussi à caser autant d’idées dingues avec budget de film indé ?

DK : On a puisé dans tout ce qu’on a appris en tournant des clips. On a été aussi pragmatiques que possible, on a visé le genre d’effets qu’on se savait capables de faire. Et puis on a embauché un petit groupe d’amis qui ont fait tous les effets visuels. Mais je pense que ça marche parce que l’équipe a travaillé dur sur le plateau, et de manière intelligente.

DS : On a utilisé le meilleur des deux mondes. Notre idée c’était que si l’objet devait être vu par le spectateur, ça devrait être un objet concret, et on a eu recours aux effets numériques pour des tours de passe-passe. Par exemple, pendant que vous regardez l’objet concret à gauche de l’écran, on retire un fil numériquement à droite. Ce genre de truc, ça ne coûte pas cher. En fait, notre façon de travailler est la même que celle dans les années 70 ou 80, la différence c’est juste qu’on a la technologie pour le faire plus vite et moins cher. Je ne sais pas pourquoi les gens ne font pas ça davantage ! Tout est déjà là, tout ce qu’on utilise existe déjà, et est accessible sur internet. Les gens sur TikTok le font ! Si vous regardez toutes les vidéos de montage folles sur Tiktok, c’est exactement ce qu’on fait : c’est du très low budget, mais tout est axé sur l’énergie et la narration. 

Everything Everywhere All At Once, de Daniel Kwan & Daniel Scheinert. Avec Michelle Yeoh, Ke Guy Kwan, Stephanie Hsu, Jamie Lee Curtis. Oscar du meilleur film 2023.

capture d’écran de l’interview Zoom – 23.06.2022

visuels : The Searchers

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