En mai dernier sur la Croisette, Sandra Hüller défendait deux films en compétition : The Zone of Interest de Jonathan Glazer, et Anatomie d’une chute de Justine Triet. Le premier a reçu le Grand Prix, et le second est reparti avec… la Palme d’or. Pas mal comme score. Rencontre express avec la comédienne allemande révélée à l’international en 2016 avec Toni Erdmann de Maren Ade.
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NB – interview en table ronde réalisée durant le Festival de Cannes 2023, avant qu’Anatomie d’une chute ne remporte la Palme d’Or.
Dans Anatomie d’une chute de Justine Triet, vous jouez une femme accusée d’avoir tué son mari. Le film ne nous révèlera pas si elle est coupable ou pas. C’est un personnage complexe, nuancé. Qu’avez-vous pensé en lisant le scénario ? Avez-vous cherché à savoir la vérité ?
Je comprends ce que vous voulez dire, et bien sûr, je devais comprendre ce qui se passait – pourtant, durant le tournage, on n’a pas décidé si elle l’a fait ou pas. Justine a refusé d’y répondre. Parce qu’au fond, ce n’est pas si important – en tout cas moins important que les suppositions qu’on émet sur des gens qui se comportent de telle ou telle manière. Est-ce que quelq’un est capable de meurtre pcq il ou elle est distant avec son enfant ? Parce qu’il ou elle a du succès, ou une sexualité « libérée » (comme c’est le cas de son personnage, NDLR) ? Est-ce que c’est plus facile pour nous de les juger ? Tout ça était important – pas de savoir si elle a tué son mari ou pas.
Est-ce que votre personnage dit toujours la vérité ?
Bien sûr qu’elle ment, et c’est indiqué lors du procès. Mais je pense qu’elle dit toujours la vérité, oui. Hormis ces faits que l’on connaît.
Le fait qu’elle soit artiste est utilisé contre elle dans le procès : ses livres sont lus publiquement…
Eh bien, on voit ça tous les jours non ? Les créations d’un(e) artiste sont parfois confondus avec la personne, ou utilisés contre eux – C’est quelque chose de très contemporain. Je veux dire, à l’époque, personne ne se souciait de savoir si Goethe était un trou du cul ! Et c’est dommage, je dois dire. Mais ça a changé, aujourd’hui on voit les choses de manière plus globale, dans leur contexte.
Vous parlez de la « cancel culture » ?
Je n’aime pas trop cette expression – j’utiliserais plutôt le terme « awareness » (conscience, NDLR). Pour moi c’est lié à la façon dont on coexiste, comment on se traite les uns les autres – y compris les gens qui sont invisibilisés, ou pas assez représentés. Le mot « cancel culture » ne me plait pas trop.
Pourquoi vous trouvez ça dommage pour Goethe ?
Oh, c’est parce que je suis une grande fan de Kleist – et Goethe le détestait ! Donc j’ai un peu une dent contre lui (rire).

.Dans un scène du film, il est dit : « Ce qui compte, ce n’est pas la vérité, mais comment les gens vous perçoivent ». Cela vaut aussi dans la vraie vie, des jugements à l’emporte-pièce, sur internet, à la télévision… Ne trouvez vous pas ça dangereux ? Que les gens n’attendent pas de connaître la vérité pour se faire une opinion sur tel ou tel sujet…
Vous savez, ça nécessite beaucoup de self contrôle d’attendre jusqu’à ce que quelque chose soit totalement clair. C’est humain de remplir les trous sur des choses qu’on ignore – c’est aussi le sujet du film, évidemment. Bien sûr que je trouve ça horrible, mais en même temps, ça arrive. Personnellement j’essaie vraiment de ne pas faire de suppositions trop tôt, j’essaie d’écouter toutes les parties – j’ai été élevée comme ça, il ne peut pas y avoir une seule vérité, c’est impossible qu’il n’y ait qu’un seul point de vue sur un sujet. Sauf en sciences, bien sûr, mais c’est autre chose.
L’acteur français Swann Arlaud incarne votre avocat – une relation professionnelle mais qui, on le devine parfois, tient aussi de l’intime… Comment avez-vous travaillé avec lui pour trouver un équilibre de jeu, une alchimie ?
Le côté intime était encore plus suggéré dans le scénario – il y avait davantage d’indices de leur intimité, mais on a évacué ça lors du tournage, on avait le sentiment que ça faisait trop cliché des années 90, le côté « bien sûr, l’avocat… ». C’est finalement plutôt quelque chose de flottant, plus évanescent, et ça me plait beaucoup. Je n’imaginerais personne d’autre que Swann Arlaud capable de jouer ce rôle de cette façon-là, parce que la connexion était très forte, et j’avais le sentiment qu’en tant qu’acteurs on recherchait les mêmes choses. Il m’a beaucoup soutenue, et j’ai essayé de faire de même. Parfois on répétait notre texte ensemble, ce genre de truc. On discutait de certaines scènes… C’était une formidable expérience de jouer avec lui, c’est un très très bon acteur.
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Une des scènes les plus impressionnantes du film est celle de la dispute. Pouvez-vous revenir sur ce moment du tournage, comment a-t-elle été chorégraphiée ?
Je réalise avec le recul que j’ai oublié pas mal d’éléments du processus. Ce dont je me souviens, c’est que la scène est parfaitement bien écrite, il n’y avait rien à changer ou ajouter, juste la voir grandir. Justine a bloqué 2 jours pour la tourner, et l’idée au départ était de la scinder en deux – mais finalement on a toujours joué tout le truc d’un coup, jusqu’à l’explosion finale, puis elle coupait. Parce qu’elle ne voulait pas gâcher – et on a réalisé que si on allait jusque-là, on ne pouvait plus revenir au début. Et puis on a décidé ensemble ce qu’on voulait raconter à travers cette scène – quand est-ce qu’il y aurait de la distance entre eux, quand seraient-ils proches, quand allumerait-elle une clope. Toutes ces choses n’étaient pas dans le scénario, donc c’était une sorte de chorégraphie, et bien sûr ça aide : le corps aide l’âme à montrer de quoi il s’agit.
En général que recherchez-vous quand vous choisissez un rôle ?
Parfois c’est un endroit où j’ai envie d’aller, parfois c’est un cinéaste dont j’ai très envie de connaitre le travail. Parfois c’est un collègue avec lequel j’ai envie de travailler, parfois c’est vraiment juste l’histoire qui me plaît… ou c’est quelque chose que j’ai envie d’apprendre. C’est très différent à chaque fois.
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