Et demain (2020)

Et demain, on fera quoi ? Par où commencer ? Comment on va reconstruire cette société ? Puisqu’on a décidé que le monde d’avant, on ne voulait pas y retourner ? Puisqu’on a atteint le point de saturation ? Je sais pas vous mais moi c’est bon. Des années de catastrophes, naturelles ou non, d’incendies qui se déploient sous nos yeux impuissants. Des années de réformes, de services publics démantelés, de coupes dans le budget, d’austérité, d’allocations rabotées. Des années de migrations, de rapatriements forcés, de morts dans des soutes d’avion, de centres fermés, de demandeurs d’asile qu’on ne peut pas accueillir, de réfugiés refoulés. Des années de colère, de grèves, de manifs, de slogans scandés, de pétitions signées, de plateformes d’entraide citoyennes, de crowdfundings, de bénévolat. Des années de gouvernements qui se succèdent entre espoir et déceptions, des années d’élections qui ne changent rien, de promesses non tenues, de scandales de corruption, de violences policières, d’évasions fiscales, de délocalisations pour faire plaisir aux actionnaires. 

Des années de perte de confiance progressive dans le système.

Des années de colère et d’impuissance.

Pour en arriver là. Une crise mondiale, sans précédent, une pandémie planétaire qui paralyse la planète, qui met le monde sens dessus dessous, branle-bas de combat.

Je sais pas vous, mais personnellement j’arrive à un point de saturation. Je ne supporte plus l’économie qui dicte la politique, l’intérêt privé des élites l’emporter sur celui du public. De voir des gouvernements dépassés patauger avec la maigre marge de manœuvre à laquelle ils sont réduits depuis des dizaines d’années. Je ne supporte plus l’arrogance de dirigeants refusant de se remettre en question. Je ne supporte plus de voir des gens mourir de faim alors qu’on a de quoi nourrir la planète entière, j’en peux plus de voir des gens dormir dehors alors qu’on a de quoi loger la planète entière, j’en peux plus de voir des êtres humains organiser sur les réseaux sociaux ce qui devrait être pris en charge par l’État, j’en peux plus de voir des appels à financer des hôpitaux publics, j’en peux plus de voir des décisions dictées par le fric au lieu de la logique. Je ne supporte plus de savoir en première ligne les plus précaires, de voir les chiffres des féminicides augmenter, des réfugiés battus à la frontière, des enfants dans des camps ou de violences policières. J’en peux plus de poster, de twitter, de partager des articles, de liker avec l’emoji fâché, de signer des pétitions et d’aller manifester, j’en peux plus de savoir que ça ne va rien changer. J’en peux plus de bloquer, de supprimer, de regarder ailleurs, de me dire que ça ira, de trouver des éclats de beauté dans un océan de merde noire. J’en peux plus de me sentir impuissante, en colère, naïve, privilégiée, cynique, amère. Je ne supporte plus de voir les demandes basiques de respect et de dignité de toute une société, de ses travailleurs et travailleuses, de ses demandeurs et demandeuses d’emploi, de ses femmes, de ses enfants, de ses personnes âgées, précaires, de ses minorités, quotidiennement bafouées. 

J’en peux plus d’une société où le racisme fait grimper l’audimat, où ça n’a plus aucun sens de voter à gauche ou à droite, où l’empathie est associée à de la naïveté, et où nier ses erreurs est plus respecté qu’admettre qu’on est imparfait. J’en peux plus d’entendre qu’on ne peut plus rien dire. J’en peux plus de lire que les migrants sont des terroristes, que les musulmans sont des terroristes, qu’on ne peut pas accueillir toute la putain de misère, qu’il faut fermer les frontières. Paradoxalement ou non, ces discours ont développé chez moi un racisme envers ceux qui les tiennent publiquement  : ce sont ces personnes-là et leurs discours nauséabonds qui empêchent la société de tourner en rond. Ne m’envoyez pas leur dernier pamphlet débile, ils ne méritent pas ma colère et encore moins mon attention. Mon ignorance obstinée reste encore ma seule solution. Je ne veux plus tenter de coexister harmonieusement avec des gens qui refusent de coexister harmonieusement avec moi.  

Si on est d’accord qu’on ne veut plus revenir à ce monde-là, on fait quoi ?

J’ai des envies de kérosène et de tout faire brûler, un goût âcre de révolution dans la bouche et des visions de fourches en feu rue de la Loi, de cocktails molotov jetés des balcons, de présidents renversés et de PDG décravattés. 

J’arrive plus à porter un regard attendri et plein d’espoir sur le monde, en me disant qu’on va composer ensemble. Que tous les milliards d’êtres humains sur cette planète mondialisée vont tous s’unir main dans la main, et qu’on s’en sortira. 

Alors quoi, on met le feu ou on s’en va ? Comment on construit autre chose, autrement, avec ce qu’on a ? 

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« À la réflexion, la plupart d’entre nous concluront que, toutes choses égales par ailleurs, risquer sa vie juste pour continuer à jouer son rôle dans le capitalisme ne vaut pas la peine. En revanche, cela vaut peut-être la peine de risquer nos vies pour nous protéger les un·e·s les autres, pour prendre soin les un·e·s des autres, pour défendre notre liberté et la possibilité de vivre dans une société égalitaire. Tout comme l’isolement total n’est pas plus sûr pour les personnes âgées, essayer d’éviter totalement le risque ne nous protègera pas. Si nous restons strictement entre nous lorsque nos proches tombent malades, que nos voisins meurent et que l’État policier nous enlève tout vestige de notre autonomie, nous ne serons pas plus en sécurité. Il existe de nombreux types de risques différents. Le temps viendra probablement où nous devrons repenser les risques que nous sommes prêt·e·s à prendre pour vivre dans la dignité. » https://bxl.indymedia.org/spip.php?article27110

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Colère confinée, 2020

Illustration : The Great Day of His Wrath, John Martin, 1851-53

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