Etre vieux c’est quand ton papa ne te demande plus ce que tu veux pour ton anniversaire. D’ailleurs tu ne dis plus “papa”, tu dis “mon père” avec le ton de ceux trop conscients désormais que leurs parents ne seront pas là pour toujours.
Je me réveillée ce matin et j’avais vingt-quatre ans. J’ai marché dans la rue d’un pas guilleret, celui que j’avais petite fille, les lèvres presque plissées, le regard presque innocent, un peu consciente de soi mais pas trop, et je trouvais ça beaucoup trop. Presque obscène alors que dans ma tête j’ai parfois encore l’impression d’avoir dix-huit ans, découvrant le monde avec des yeux ébahis mais avides de tout. Puis j’énumère mentalement tout ce qui s’est passé depuis mes dix huit ans et je me dis que non, c’est impossible de me sentir exactement comme à cet âge là. Je me sens à l’intérieur et à l’extérieur marquée par les sillons de ce que j’ai vécu, les étés passés à regarder la mer s’étendre de tout son long depuis le pont de chaque bateau vers Paros, les balcons ouverts sur Bruxelles et sur Paris, parfois sur Athènes, l’expérience acquise, les bibliothèques universitaires, les jolis garçons restés dans un appartement mansardé au Panthéon ou rue Claude Bernard, toutes les fois où j’ai été mélancolique, ils n’existent pas encore dans mes dix huit-ans.
Je sais que j’ai l’air pathétique car je n’ai pas beaucoup d’années de plus, mais j’ai la mélancolie facile les jours marqués d’une pierre blanche. Même si celle de ma salle de bain est grise et sèche. Je l’ai arrachée à une plage et quand je culpabilise je lui lance un jet d’eau dans la douche, pour la voir s’assombrir brusquement aux endroits où l’eau passe, pour lui rappeler l’eau de la mer. Dans des moments comme ça j’ai six ans. Je prends mon père dans mes bras et j’en ai cinq, comme sur cette photo dans un coin de ma mémoire, où je suis allongée à côté de lui sur le transat du jardin, un petit pois à côté d’un haricot. Je dois en avoir une douzaine cet été-là dans le salon à Voula, quand je revois mon père me dire, dans une voix à moitié étouffée par un fou rire : “Elli, regarde la robe de ta grand-mère qui est see-through”. Le reste de la phrase est en Grec, mais je me souviens du mot Anglais dedans, de son accent, ce vocabulaire d’interprète. Et je me tourne vers ma grand-mère, debout en train de repasser au milieu de la pièce. Un rai de lumière est posé sur elle et dévoile son corps et ses sous-vêtements à travers sa nuisette. Nous rions. J’ai vingt-quatre ans et ma grand-mère, souriante, est assise à la table de la salle à manger, mon grand-père à côté d’elle, sur une photo fixée par un aimant, sur la porte du frigo. Parfois je relève la tête, songeuse, et j’ai du mal à croire qu’ils ne sont plus là.
L’année prochaine ce sera pire.
(2010)