(archives) Athènes 2010 – Merry crisis

Le pays sent mauvais. Les gens n’achètent plus. Les magasins anonymes, ceux tenus par des petits commerçants qui vendent des vêtements de marques inconnues et cheap, sont vides. Ils affichent des soldes impromptues écrites à la main sur des affiches en papier : “seulement aujourd’hui : tout à -30% !” Mais les gens n’achètent pas, et les commerçants fument leur cigarette seuls sur le trottoir devant leur vitrine, la radio en bruit de fond résonnant dans le magasin. Ailleurs, on fume à l’intérieur des cafés, dans les restaurants il y a des cendriers. La loi anti-tabac, le grec n’en a rien à foutre : il fume où il peut et où il veut. Je tempère, cela dit : vous ne verrez pas un cendrier dans un bar classieux du centre-ville, là où la police patrouille et flanque des amendes. Notre quartier est un îlot à part : la police l’entoure, mais n’y pénètre pas. En remontant un peu les rues qui partent de la place, après une vingtaine de mètres, on tombe sur des CRS flanqués à l’angle des rues entourant le QG du Parti Socialiste. Mais sur la place même, aucun flic ne s’aventure : ils laissent quartier libre aux dealers d’héro et aux visages émaciés qui se piquent à l’entrée de l’école polytechnique. C’est un spectacle effrayant quand je descends ma rue. Du côté gauche des magasins, une librairie, quelques vitrines brisées. Du côté droit, le mur de l’école polytechnique et un essaim de drogués, la voix éraillée, le jean sale, les joues creuses et la cigarette à la main. Ils sont par bandes de trois, quatre, assis ou debout, discutant entre les motos parquées sur le trottoir, il faut slalomer ou changer de trottoir pour descendre jusqu’en bas de la rue. Personne ne fait rien pour les déloger, personne ne peut rien, encore moins la police, qui n’en a rien à foutre : ça l’arrange, bien au contraire. Sur les murs, les affiches anarchistes côtoient les affiches de concert et les slogans révoltés au graffiti sur les murs. Anticapitalistes, antifascistes, mort aux cons du gouvernement, polizia assasina, feu à toutes les prisons (sic). Le café branché sur la place, aux murs décorés de photos de films en noir et blanc et du café de Flore dans les années cinquante, paye ses employés quatre (4) euros de l’heure. Et le cappuccino en coûte cinq.

Quand je suis obligée de remonter ma rue, chaque fois je me dis que je m’en fous, je change pas de trottoir, j’ai le droit de marcher dans ma rue du côté que je veux, merde, j’ai qu’à regarder devant moi ou ailleurs, pour ne pas les voir. Je regarde droit devant, et j’ai du mal à dissimuler un rictus de dégoût. Je cède et jette un regard furtif, ils sont en train de sniffer un truc. Crack, héro, coke, je veux même pas savoir, mon estomac est retourné. Ce n’est pas une ruelle sombre en pleine nuit, il est 12h30, on est en plein centre ville, dans une avenue large et fréquentée, entourée de commerces, de véhicules, de femmes et d’enfants (sur le trottoir d’en face). Personne ne dit rien, on regarde ailleurs, j’ai la gerbe, un peu.

Perpendiculaire à cette rue, le boulevard Patission s’étend tout du long avec ses taxis jaunes qui conduisent sur les bandes d’autobus et s’arrêtent au milieu de la rue pour prendre des clients ; les bus sont bondés et les gens, serrés les uns contre les autres dans une odeur moite d’aisselles, se hurlent dessus pour pouvoir descendre. Le long des trottoirs, des africains ont étalé des tissus sur lesquels reposent des dizaines de sacs en faux cuir Gucci, des casquettes Puma, des DVD piratés, des montres, des boucles d’oreilles, des Pères Noël en plastique qui scintillent, du toc à tire-larigot, on nous tend des prospectus, des promotions. Çà et là je repère des vitrines dont les stores sont baissés et je me souviens de ce qu’il y avait comme magasin à cet endroit. Quelques mètres plus loin sur cette avenue, une plaque sur un immeuble néoclassique nous apprend que jadis ce dernier fut la demeure de Maria Callas. Ironie sordide. Maintenant devant son ancien immeuble il y a sûrement une voiture garée à cheval sur le trottoir, ou une moto qui emprunte ce même trottoir pour gagner du temps.

Je regarde tout ça et je me demande comment les gens font pour supporter cela au quotidien. Ils n’ont pas le choix, voilà comment. Je viens trois fois par an et je m’offusque telle l’expatriée confortable européenne que je suis. Pourtant c’est d’ici que je suis. C’est censé être chez moi. Ces gens qui marchent dans les rues à côté de moi, qui se plaignent constamment de tout, qui roulent leurs R et jurent comme des charretiers, je suis comme eux et je le revendique – pourtant ce pays parfois me déprime. Il est comme un mioche, gros, capricieux et bruyant, à qui l’on a pas appris certaines bases du comportement social, et qui vous bouscule sans s’excuser. Mais derrière son sale caractère se cache un pays qui perd de plus en plus ses repères, un peuple désabusé par l’avancée de la misère, les mesures injustes, les abus de pouvoir et la corruption.

Il reste la mer.

Et la gouaille grecque, qui nous tient éveillés jusqu’aux premières heures de la nuit. Parce que malgré la merde, les grecs te donnent toujours une raison de rire (et de te mette une bonne race – mais pas au ouzo, l’anis c’est dégueu)

(2010)

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