Mon appartement est situé au cinquième et dernier étage d’un immeuble construit à la fin des années cinquante. Unique habitation de cet ultime étage, en faisant ainsi une sorte de penthouse, il est en superficie plus petit que les dix autres appartement composant l’immeuble, la superficie manquante correspondant à l’espace de la terrasse, en L, entourant l’appartement, dont le reste des habitants ne bénéficient pas. La terrasse est en L car il s’agit d’un immeuble de coin, offrant une belle vue sur les toits bruxellois et, au loin, le dôme du Palais de Justice.
L’ancien propriétaire a installé, tout le long du rebord de la terrasse, un grillage protecteur fait de tiges de bambou ; sans doute par souci pour la protection de sa vie privée ou pour dissimuler les fines colonnes de métal blanches, aux éclaboussures de rouille, constituant le rebord de la terrasse. Si ce grillage est effectivement apposé le long de cette rambarde métallique, il n’isole pas l’intégralité de ladite terrasse pour autant. En effet, cette dernière est isolée du restant du toit de l’immeuble, l’appartement n’en couvrant pas toute la superficie. La rambarde marque une frontière nette avec ce toit plat, une frontière qu’il est possible de franchir en enjambant la partie de la rambarde du bout de la terrasse.
C’est ce que j’ai fait, une après-midi il y a de cela quelques semaines. J’essayais d’aménager un dispositif contribuant à l’isolement total de ma terrasse avec le reste des toits inconnus, dans un effort honorable – mais, je m’en rends compte aujourd’hui, totalement vain – d’empêcher le félin de la maison de s’aventurer hors du territoire autorisé. Pour ce faire, j’ai tenté d’élever des obstacles en utilisant le matériel laissé à ma disposition : des planches en bois, derniers restes de vieilles tables cassées et vieux transats abandonnés, ainsi que des morceaux de dalle en pierre restant des travaux entrepris par le propriétaire précédent.
C’est en essayant de faire tenir ces éléments hétérogènes ensemble qu’un morceau de dalle m’a glissé des mains ; ricochant sur le rebord du balcon de l’appartement en-dessous, le bout de pierre a fini sa trajectoire sur le trottoir quelques mètres plus bas. Sur le moment, rien dans mon esprit ne s’est déclenché de particulier, j’ai sans doute maudit ma maladresse notoire et je me suis penchée au-dessus du toit pour regarder en-dessous, constatant le tas de pierre brisé sur le trottoir. Peu de voitures passaient à ce moment-là, la rue était quasiment déserte. Aucune réaction de la part de passants quelconques ou de voisins ne s’est fait entendre. Cet accident a dû durer entre trois et cinq secondes, pas plus. J’ai rapidement repris ma besogne ; ce n’est que quelques secondes plus tard, penchée en plein effort en train d’essayer d’ajuster une lourde planche de bois, que j’ai relevé la tête et réalisé quand même que je venais de passer à côté d’un sale truc. En imaginant un seul instant que quelqu’un passait juste-en dessous à ce moment-là, j’aurais très probablement été la seule responsable de la mort de quelqu’un. En un flash, mon imagination a directement entrevu des avocats, des procès, la police. J’ai une imagination fertile, très certainement, mais c’est sans aucun pathos que je constate quand même que ma vie aurait pu changer du tout au tout en ces quelques secondes, et devenir, avec un peu moins de chance, une merde noire.
Depuis, j’ai tout rangé et j’ai laissé ma terrasse tranquille. Le chat la regarde depuis l’intérieur. Je n’ai toujours pas décidé si je le relaisse sortir, mais ça c’est un autre débat.
(03.2011)