J’ai eu vingt deux ans vers le vingt et un de cette rue. Et quelques années supplémentaires, entre le Belga et les bureaux du commissariat, contre une lourde porte en bois contre laquelle on venait soupirer nos lendemains d’avant-veille, enlacés et furieux. On ne le sait pas, lorsqu’on est en train de le vivre, que certains moments resteront empreints dans nos souvenirs futurs d’une affection et une nostalgie particulières, pareils à ceux d’une époque dorée douce-amère propre à une jeunesse d’insouciance. Le temps de le réaliser on est déjà loin derrière. En grattant à la surface de ces images, presque la sensation d’avoir vieilli.
C’était à l’époque où on dévalait les pentes, de la montée à la descente, dans les ruelles derrière Flagey, une grotte qui traînait déjà des années de déglingue festives, de basses lourdes et de rires entrechoqués bien avant mes chaussettes trouées sur son vieux parquet. J’ai laissé traîner mes pieds nus sur la moquette vert foncé, j’ai laissé mes cigarettes sur sa table de chevet, j’ai tout laissé là-bas, beaucoup plus que je n’aurais pensé, je pensais en arrivant que je n’étais pas là pour rester, que c’était une parenthèse avant la vie normale, mais la vie anormale est devenue la norme, malgré moi, je n’ai rien vu venir, puis je me suis fait happer avec la faiblesse des jeunes filles dont le ventre se tord de façon si familière ; d’abord vacillante entre deux départs puis tranquillement installée dans nos soirées avec deux ou douze films, quatre ou huit verres, des longues feuilles et des bouts de carton, et des emballages vides entre nos pieds. Mes cheveux longs trempés autour d’un peignoir de bain gris trop grand pour moi parce qu’il était pour lui, je me suis battue contre la poignée de porte cassée de la salle de bains, son trou béant et sa satanée pince faisant office de remplaçante qui vacille. En bas des escaliers des centaines de fois, on entend les voix du poker, de la soirée crêpes, du repas du dimanche entre colocataires ou à douze et autant de shots de tequila, tous autour d’une longue table blanche mille fois souillée, mille fois salie, du sel au beurre à la sauce bolo jusqu’aux faux cendriers et aux tout petits emballages plastique faussement innocents, mille fois nettoyée, mille fois salie encore, cassée un samedi soir où on était déjà en retard mais toujours en une pièce aujourd’hui dans un appartement au deux arrière. Les instructions d’un meuble Ikea sur le frigo métallique années 50 sont en fait parsemées de l’écriture d’Alice sur un bic vert débordant de mots d’amour, elles côtoient les cartes postales, les posters – sauf celui volé par des malotrus un soir de débauche collective, guirlandes, lumières, bouts de verre et mégots oubliés.
C’était l’époque où rien n’était à sa place, les piles des télécommandes disparaissaient au même rythme que les gorgées dans nos verres dans un train de vie aussi erratique que ses heures de sommeil, les pupilles dilatées nuit et jour dans l’ombre d’une grotte dont la baie vitrée ne laissait filtrer presque rien, sauf la nuit, pour le dernier verre ou pour des sacs sur le trottoir, le goût salé des ces sales petits pavés bruxellois la nuit vers le Germoir. Tout était près, tout le monde était à côté, la porte était ouverte, mais moi j’avais des clés. Je venais parfois en train à six heures quarante-cinq me glisser en silence dans le lit contre un corps endormi, la joue encore tachée de confettis d’une nuit parisienne, je n’avais qu’à pousser la porte au premier à droite. Je venais en courant, en larmes pour partir ou pour y revenir, en titubant depuis le Bar du Marché, ou résignée par temps maussade. Les lattes étaient fragiles mais on dansait quand même dessus, à deux enlacés sur une guitare le soir du premier de l’an ou à douze sur l’électro grinçante qui fait trembler les volets des voisins chaque soir où la nuit n’était pas encore finie et qu’on en voulait encore. Chaque jour était à refaire. Chaque jour alors était refait, nous vivions d’autres scénarios catastrophe du mélodrame à la symbiose, chaque jour d’autres raisons d’en vouloir plus, ou moins, ou pas du tout. Tout a suivi quand même, parce que tout suit toujours, avec la désinvolture du temps qui passe et qui n’a strictement rien à foutre des rires et des peines que ton petit corps peut endurer, puis après on a tout mis dans des cartons et j’ai pris en photo les pièces vides avec mon téléphone portable.
Maintenant quand je repasse dans cette rue, c’est rarement. Mais à chaque fois, le numéro 21 et sa grande porte en bois ne ratent jamais le coin de mon oeil, et je revois tout. Peu importent les noms sur la sonnette. Moi j’y habitais même pas, mais j’y ai vécu un peu (aimé beaucoup).
(2012)