Première Parution – Metro Belgique – 1er novembre 2017
Cannes – On compare souvent le cinéma de Yorgos Lanthimos à celui de Michael Haneke. Les mêmes ambiances glaciales, le même genre d’humour sordide, et des questionnements similaires sur notre société. Cette année, ils concouraient en même temps pour la Palme d’Or (qu’ils ont tous deux loupée). Hasard du calendrier, six mois plus tard ‘Mise à mort du cerf sacré (The Killing of a Sacred Deer’) sort pile trois semaines après ‘Happy End’ de l’Autrichien doublement palmé. Deux films qui parlent de famille, de justice et de comportements humains, chacun à leur (drôle de) façon.
Votre film raconte l’histoire d’un homme (Colin Farrell) confronté à une décision difficile concernant sa famille. Comment est né le scénario ?
Yorgos Lanthimos : « De l’envie d’explorer la notion de justice, et la notion de vengeance. Je voulais me mettre à la place de quelqu’un qui se retrouve face à un problème qu’il ne peut pas résoudre. Je pense que c’est un sentiment intéressant à explorer. »
Pourquoi avoir choisi de faire du héros un docteur, un chirurgien ?
« Parce que je trouve que ça rend la situation encore plus complexe, et ambigüe. C’est quelqu’un qui a la vie des gens entre ses mains tous les jours. Si quelque chose va mal pendant qu’il essaye de sauver quelqu’un, qui est coupable ? Est-il un bon ou un mauvais médecin ? »
Colin Farrell était déjà dans ‘The Lobster’. Sa femme est jouée par Nicole Kidman. Comment est-elle arrivée sur le projet ?
« Nicole Kidman c’est pour moi une des plus grandes actrices du cinéma actuel. Je sais qu’elle connaissait mon travail et qu’on s’appréciait mutuellement. Je lui ai fait parvenir le scénario assez vite, et elle m’a écrit en me disant : « Je veux le faire ». Donc j’ai dit « OK. » (Rires). C’était très simple. »
Vos films sont souvent comparés à ceux de Michael Haneke…
J’adore son travail, c’est clair. D’ailleurs on a pu faire connaissance cette année au Festival de Cannes (rires). On s’était vaguement croisés en 2009 (Cette année-là, Haneke est reparti avec la Palme d’Or pour ‘Le Ruban Blanc’ et Lanthimos le premier prix Un Certain Regard pour ‘Canine’, NDLR) …
Une différence entre vous et lui, c’est qu’il n’utilise jamais de musique d’ambiance…
Oui, c’est nouveau pour moi d’en utiliser, j’ai commencé avec mon film précédent, ’The Lobster’. Jusque-là je trouvais qu’ajouter de la musique réduisait l’impact d’une scène, ou du film, qu’on pouvait être beaucoup plus ambigu dans le silence total. Mais depuis ‘The Lobster j’ai commencé à expérimenter. Par exemple en juxtaposant des musiques et des scènes qui n’ont pas le même type d’ambiance : une musique joyeuse sur une scène qui ne l’est pas. Avec ce film, j’ai continué cette exploration.
C’est vrai que dans vos films, le moment le plus dramatique est aussi souvent le plus drôle. Vous aimez provoquer ce genre de conflit interne chez le spectateur ?
Je ne sais pas pourquoi, mais je trouve cette tension intéressante à explorer – même en tant que spectateur. Le malaise, le doute, ne pas savoir si on doit rire ou pleurer… J’essaye toujours de garder un équilibre entre humour et horreur. Soit quelque chose de tragique précède quelque chose de drôle, soit les deux arrivent en même temps ; soit quelqu’un trouve ça tragique, et quelqu’un d’autre trouve ça drôle… C’est pareil pour le spectateur : chacun réagira différemment selon sa personnalité.
Vos films ont un humour très noir. Avez-vous des limites ? Cherchez-vous l’extrême à tout prix ?
Non, pas vraiment. J’essaye juste de créer une situation qui met le personnage sous beaucoup de pression, parce c’est là que la nature humaine se révèle. C’est davantage une question de logique. Il ne devrait pas y avoir de sujets tabous. Ça dépend juste de la sensibilité de chacun, et de comment on le fait. Selon moi, on peut faire une comédie sur n’importe quel sujet – ou un drame, d’ailleurs – du moment qu’on garde une ouverture d’esprit. C’est pour ça que je n’aime pas expliquer mes films. Pour moi le plus important c’est que le spectateur soit libre d’en penser ce qu’il veut. Je ne veux donner de leçons, je veux juste provoquer une pensée, une réflexion. Et si je n’y arrive pas, tant pis.
Pensez-vous que vos films sont sur-interprétés, et qu’on ne devrait pas chercher trop loin ?
Ça ne me dérange pas que les gens essayent de trouver un sens, c’est normal. Je fais des films parce que je me pose des questions, et j’ai envie de partager cette curiosité. Le souci c’est quand on me demande les réponses, parce que je ne les ai pas (rires). D’ailleurs je ne pense pas qu’il y ait une seule bonne réponse.
C’est votre second film à l’étranger avec des acteurs internationaux. Vous referiez un film en Grèce un jour ?
Je suis parti de Grèce avec l’envie urgente de faire des films autrement. Aujourd’hui, après l’expérience de l’étranger, je comprends mieux la valeur qu’il y peut y avoir aussi dans le fait de travailler dans un pays comme ça. Je dois admettre que justement, l’absence de structure que connaissait le milieu du cinéma en Grèce à ce moment-là, et la mentalité en général du pays, permettaient une certaine liberté. Le genre qu’on ne trouve pas dans un environnement plus structuré, plus strict, où tout le monde fait les choses exactement comme il faut. Mais en même temps, on a des soutiens différents, on peut faire d’autres choses… Et y retourner, je ne suis pas contre. Si ça collait avec un futur scénario.
Elli Mastorou
@cafesoluble
The Killing of a Sacred Deer
Yorgos Lanthimos devient connu du public cinéphile en 2009 avec ‘Canine’ (‘Dogtooth’), ce thriller psychologique étrange dans lequel une famille bourgeoise élevait ses enfants comme on dresse les chiens. On voyait déjà dans ce deuxième film les obsessions de son cinéma : une mise en scène rigide, un jeu d’acteur froid et détaché, un scénario qui questionne les règles et conventions de nos sociétés… et enfin un ton dérangeant, où le sordide et le rire se côtoient de très près. Suivirent le discret ‘Alps’ et surtout ‘The Lobster’ avec Colin Farrell : une love-story glaçante, primée à Cannes, et qui amène le cinéaste grec vers le grand public. Poursuivant sa lancée, le voici de retour avec ‘Mise à mort du cerf sacré’, nouvel opus au titre très mythologique, dans lequel Farrell incarne un chirurgien, marié à Nicole Kidman et bon père de famille. L’arrivée dans sa vie de Martin, un ado troublé, va mener Stephen face à une décision impossible… Thriller sombre ou comédie (très) noire ? Tout est ouvert à l’interprétation. Lanthimos continue d’exposer ses obsessions (seule nouveauté : l’usage de la musique). Mais si l’esthétique glaciale et le style qu’on lui connaît sont toujours à la hauteur de leur réputation, la portée psychologique ne semble pas aussi forte ici – du moins ne nous a pas autant convaincus. Reste un conte sordide drôlement bien fichu, qui arrivera peut-être à vous faire rire, ou vous questionner sur la nature humaine.