Première parution : Metro Belgique – 6 décembre 2017 – version intégrale
On imagine qu’il n’a pas été trop difficile pour George Clooney de convaincre son copain Matt Damon de tourner dans son nouveau film ‘Suburbicon’, une satire de l’Amérique raciste des années 50, qui fait tristement écho à l’actualité. Damon y incarne un père de famille marié à Julianne Moore, à qui il n’arrive que des ennuis. On avait pris l’habitude de le voir distribuer des coups de poing dans la saga ‘Jason Bourne’ : pour une fois, c’est lui qui se les prend. Rencontre détendue au dernier Festival de Venise, où le film était présenté.
George a dit par le passé que vous êtes « souvent ivre et toujours en retard ». Qu’avez-vous à répondre ?
Juste ceci : j’ai des photos. Il sait de quoi je parle. Donc j’ai du boulot garanti jusqu’à la fin de ma vie (rires).
Quelle différence y a-t-il entre travailler avec George l’acteur et George le réalisateur ?
En tant que réalisateur, il a beaucoup plus de responsabilités, du coup il est super-préparé. En général il écrit aussi le scénario, donc il a une idée précise en tête, et sait exactement comment la réaliser. Ca permet aux acteurs de ne pas se poser de questions, ça nous met en confiance : il sait ce dont il a besoin pour chaque scène, et il sait parfaitement nous le communiquer. Et en tant qu’acteur, il est… ivre, principalement (rires).
Vous a-t-il consulté pendant l’écriture du scénario ?
Non, je ne savais même pas qu’il travaillait dessus, j’étais parti tourner ‘Jason Bourne’ à Londres, et il m’a envoyé le scénario par email. Que j’ai bien sûr lu, et adoré. Je n’ai rien changé au scénario, je me suis juste pointé au boulot tous les jours. C’était juste un de ces tournages… George est tellement bien préparé, que je me sentais comme un employé de bureau, comme mon personnage dans le film ! Je me lève le matin, les enfants partent à l’école, je vais au boulot… On tournait dans les studios de la Warner, ce qui est rare aujourd’hui – avant on tournait là-bas tout le temps, mais ça fait 10 ans que je n’y avais pas tourné de film. C’est très rare de tourner à LA, et c’est très rare de tourner sur ces plateaux, donc j’avais vraiment l’impression d’avoir un boulot à horaires fixes, faire un 9-17…
Votre personnage dans le film va jusqu’à l’extrême pour préserver sa famille. Vous croyez à l’amour vache ?
Euh, pas aussi vache (rires) ! Ce que j’adore, c’est qu’il essaye toujours de tout contrôler, mais en vrai il ne contrôle rien. Il est amoureux du personnage de Julianne parce qu’elle est la seule qui lui donne, justement, l’impression d’avoir le contrôle. Il n’arrive même pas à s’imposer auprès de son propre fils !Personne ne l’écoute… Dans chaque scène, elles ont toutes le même arc, qui est : il entre, déclare « voici comment ça va se passer » et puis quelqu’un lui met un pain dans la gueule (rires). Chacun en tirera ses propres conclusions sur ce que ça dit sur l’homme américain, la rage qu’on voit dans mon pays en ce moment : ces hommes qui veulent tout contrôler, mais ne contrôlent rien.
Et vous, quel est votre rapport au contrôle ?
Ca va, je ne suis pas le genre ‘control-freak’. Je suis le benjamin de la famille, je ne sais pas à quel point vous croyez à l’ordre de naissance, mais je suis du genre à m’adapter très facilement aux situations, et ça vient de mon enfance, où je suivais tout ce que faisait mon frère. Et quand vous êtes acteur, c’est un atout : plus je vieillis, plus je me détends. Jeune, je me prenais la tête, je pensais qu’il fallait forcément souffrir pour son art, que si mon personnage avait mal dans une scène, je devais avoir mal aussi toute la journée… Et plus vous prenez de l’âge, et de l’expérience, plus c’est plus facile d’accéder à la joie ou la tristesse profondes, car ce sont des choses vécues, et ressenties très profondément. Donc tout vous devient plus accessible, et vous devez moins faire l’effort pour le contrôler. Il suffit de se détendre, et tout est là. Par exemple, vers la fin du film il y a une scène de colère, avec le jeune garçon… Quand on a tourné cette scène, c’était un jour ou deux après l’élection de Trump. J’en ai parlé à George, je lui ai dit : « Cette scène parle de la colère Blanche ». Parce que c’est ce qu’on ressentait à ce moment-là, cette tension dans l’air… C’est ce qui a mené Trump à la Maison-Blanche : la colère, et la peur.
C’est rare de vous voir dans un rôle aussi ‘sombre’. On a l’habitude de vous voir dans des rôles plutôt ‘positifs’. Dans la vraie vie, comment gérez-vous votre côté obscur ?
Je pense que je gère la plupart au boulot. C’est un des avantages d’être acteur : les gens normaux doivent payer une thérapie (sourire). Mais nous, on peut tout sortir devant une caméra.
Au départ c’était un scénario des frères Coen. Vous en ont-ils parlé ?
Non, enfin on en a parlé, mais après la fin du tournage, histoire de savoir comment ça s’était passé. J’ai croisé Joel quelque part et il m’a demandé des nouvelles. Mais on sent leur présence rien qu’en lisant le scénario. Ce qui est intéressant c’est qu’ils ont écrit ce film je pense juste après ‘Blood Simple’, donc il y a beaucoup d’éléments qu’on retrouve, comme le duo de tueurs, qu’on revoit plus tard dans ‘Fargo’… On reconnaît leur patte.
La situation qui dérape hors de contrôle…
Oui, c’est très coenien aussi, la situation qui échappe au protagoniste, qui tente tant bien que mal de garder le contrôle mais n’y arrive jamais…
Les personnages du film ont une idée très spécifique du bonheur : c’est d’être riche. Quelle est la vôtre ?
D’être riche (rires).
Le film inclut des scènes assez perturbantes face à un très jeune garçon, Noah qui joue votre fils dans le film. En avez-vous discuté avec lui ?
Oui, il y a cette scène vers la fin, qui est très dure, où Noah doit pleurer. George a fait venir Noah sur le plateau, il a planté la caméra devant lui… et lui a dit des choses vraiment fucked up pour y arriver (rires). Je vois le gamin en larmes, je me dis « Oh my God »… Et puis George dit : « Super, coupez » ! et là Noah se lève d’un coup et lui tope dans la main (rires) ! C’était incroyable. Je fais toujours très attention quand il y a un enfant sur le plateau, mais Noah, il est incroyable. C’est un des premiers enfants que je rencontre où je me dis : ‘ce gosse est acteur.’
C’est important pour vous de faire des films qui parlent de racisme et du privilège blanc ?
Oui, absolument. En particulier quand vous regardez ce qui se passe en Amérique, c’est important que tout le monde en parle. Et ce film est une parfaite illustration du privilège blanc : un assassin [blanc] se promène dans les rues de Suburbicon couvert de sang, et les gens sont trop occupés à harceler une famille Noire respectable pour s’en rendre compte ! Ce film gratte le vernis de l’Amérique soi-disant parfaite, et regarde ce qu’il y a en-dessous. C’est en écho avec ce qui se passe actuellement : le vernis est parti. On pensait, naïvement, que toutes ces choses qu’on voit dans le film font partie du passé, mais c’est clair que ce n’est pas le cas. Après la Guerre de Sécession, on a fait un peu comme un enfant traumatisé parce que ses parents ont failli divorcer : « OK, maintenant tout le monde s’aime, n’en reparlons plus jamais ». On n’a jamais sincèrement confronté cette partie de notre histoire, sur l’esclavage. Et tant qu’on ne l’aura pas fait, cela continuera.
Sans transition, pour détendre l’atmosphère, George est connu comme un grand farceur. Quels tours vous a-t-il joués pendant le tournage ?
Cette fois il était bien trop occupé pour jouer des tours aux gens ! Et pareil pour moi… En fait je crois qu’on a un peu grandi (rires). Mais c’est vrai qu’il a une réputation de farceur, qui est née durant ‘Urgences’, car à l’époque il avait encore trop de temps libre. Aujourd’hui il est acteur, réalisateur, scénariste, producteur… et papa de jumeaux ! Donc il est assez occupé. Sur le tournage de ‘Monuments Men’ je sais qu’il a demandé à ce qu’on raccourcisse mon pantalon d’un demi-centimètre toutes les semaines, pour me faire croire que je grossis (rires).
A part dans vos films, vous vous engagez aussi dans du travail de charité. Cet investissement social, engagement citoyen, qu’est-ce que ça représente pour vous ?
Le projet dans lequel je suis le plus investi, c’est la fondation que j’ai co-fondée, qui s’engage dans le domaine de l’eau potable. J’ai eu l’opportunité de lancer un partenariat avec un homme formidable nommé Gary White, un expert dans le domaine, et qui a été le premier à lancer cette idée d’eau à crédit – en gros c’est la microfinance appliquée à l’eau – ce qui n’avait pas été fait jusqu’ici parce que normalement un prêt en microfinance génère du salaire (income-generating loan), genre je vous donne de l’argent pour acheter une scie, et après vous ouvrez une scierie et vous me remboursez. Ici, c’est un prêt qui renforce le salaire (income-enhancing loan) parce qu’en gros, quand vous prêtez de l’argent à quelqu’un pour installer l’eau courante dans sa maison, vous leur rachetez leur temps, parce que jusqu’ici ils devaient marcher des heures jusqu’à un point d’eau, et s’asseoir là et attendre de remplir le jerrycan, sans savoir quand ou si l’eau va être coupée… C’est très inefficace, et c’est du temps perdu qui pourrait être dépensé en travaillant. Si vous leur prêtez de quoi installer l’eau potable, en gros vous leur permettez de récupérer tout ce temps, et donc d’aller travailler et de rembourser le prêt très facilement. C’est en gros une idée qu’il a eue, et qui s’est avérée incroyablement vraie, et nos prêts sont remboursés à 99%. Donc l’argent sort, rentre et ressort, et ce que ça veut dire que vous faites baisser le coût philantrophique de capital par personne – alors que dans un genre de projet à impact direct, genre un puits, ça revient à 25 dollars par personne pour de l’eau gratuite à vie. Dans nos programmes de prêt en Inde, on a baissé ce prix à moins de 5 dollars par personne, et ce chiffre continue de baisser. Gary a pris 20 ans à atteindre son premier million de personnes, avec de l’eau potable, et en quelques années, on a dépassé les 8 millions, dans 12 pays différents – la plupart en Inde. Mais il y en a beaucoup plus, on estime que 500 millions de personnes peuvent être atteintes avec cette méthode…
Pensez-vous qu’un tel film peut aider à combattre les préjugés ? Ou l’élection de Trump vous a rendu définitivement pessimiste sur le pouvoir du cinéma ?
Je ne sais pas… Vous parlez du pouvoir du cinéma, mais regardez aussi le pouvoir que peuvent avoir les médias sur une élection… Les films ne sont pas là pour changer monde, ce sont des outils d’empathie. Ils aident un public à appréhender l’existence d’autres personnes. Les histoires sont une partie fondamentale de la nature humaine, ça remonte aux dessins sur les murs des cavernes ! On s’est toujours raconté des histoires, c’est notre façon de nous connecter les uns aux autres. Et les films sont la forme la plus technologiquement avancée de storytelling qu’on ait aujourd’hui. Je pense que la réalité virtuelle est l’étape suivante, et ce sera encore mieux… J’ai fait un test avec un de ces trucs, où ils installent un système VR dans une tente, et on peut discuter avec des réfugié syriens, comme si on était là avec eux. C’est probablement ce qui va supplanter les films en termes de…. (pause) d’être un outil pour l’empathie.
Suburbicon
Des maisons toutes neuves, des pelouses parfaitement tondues, et le soleil qui brille tous les jours de l’année : bienvenue à Suburbicon, où vivent paisiblement des centaines de familles de classe moyenne comme les Lodge : le père employé de bureau (Matt Damon), la mère au foyer – et sa sœur jumelle (Julianne Moore dans un double rôle), et leur fils Nicky. Suburbicon, c’est une banlieue pavillonnaire typique de l’Amérique des années 50, où il fait bon vivre… enfin, si on est Blanc. Parce que le jour où les Mayer s’installent à côté des Lodge, la couleur de leur peau fait jaser toute la ville, qui décide de les faire dégager. L’Amérique raciste des années 50 n’a pas changé : c’est ce que semble nous dire cette satire rétro signée George Clooney (réalisation) et les frères Coen (scénario). Sans blague, a-t-on envie de répondre. A travers la série de catastrophes, certes hilarantes, qui arrive aux Lodge suite à leur comportement amical envers les Meyer, le film souligne l’hypocrisie du privilège blanc… sans pour autant le remettre en question. Du coup on rit, mais un peu jaune. Casting au top, réalisation sans défaut, mais le scénario a 30 ans, et ça se sent un peu trop.
image cover : Variety