Leila Bekthi : « Je fais des films que j’irais voir moi-même »

En juillet dernier, on a papoté vite fait avec Leïla Bekthi sur la terrasse d’un hôtel cannois. Cette année, elle sera passée d’un rôle déjanté dans la série ‘La Flamme’ à une performance puissante dans « Les Intranquilles » de Joachim Lafosse. Rencontre express et enjouée avec une femme aussi bonne actrice que spectatrice.

« Dernier étage » annonce la voix suave de l’ascenseur. Les portes s’ouvrent sur une terrasse ensoleillée. Dalles blanches, tables basses et canapés, vue sur la baie de Cannes et piscine privée. Au milieu, des corps vont et viennent de tous les côtés d’un air pressé : personnel de l’hôtel, attachées de presse vérifiant leur planning, assistant.es parlant au téléphone, maquilleuses et coiffeuses avec leurs ustensiles… C’est dans cet espace cossu – et privatisé pour la journée – qu’ont lieu les rencontres presse pour « Les Intranquilles ». Le nouveau film de Joachim Lafosse, qui concourt pour la Palme d’Or, est montré ce soir au Festival – avec montée des marches et tout le tralala à la clé. C’est dans les heures qui précèdent cet événement qu’ont lieu traditionnellement les interviews entre les journalistes (qui ont déjà vu le film) et l’équipe – attention, en jargon cannois on ne dit pas « l’acteur » ou « l’actrice », mais « le talent ». Et celui que je rencontre aujourd’hui s’appelle Leïla Bekhti. Je me faufile entre ce ballet tout en stress et paillettes pour essayer de la trouver. Évidemment, je suis pressée : j’ai une projection prévue juste après, et je dois refaire un (énième) test Covid avant de pouvoir y accéder. Évidemment, elle a du retard : « Elle termine de manger » m’annonce l’attachée de presse avec un sourire contrit. Je prends mon mal en patience, mais je comprends : à Cannes trouver le temps de se remplir l’estomac est un vrai parcours du combattant. Mais je garde un œil sur ma montre, le stress montant. Heureusement, quelques secondes après, la comédienne s’assied à côté de moi. Sa bonne humeur et son air enjoué – et la cigarette qu’elle me tend – font s’envoler toutes mes angoisses l’espace d’un instant. 

« Je suis hyper émue et excitée d’être là, d’ailleurs j’ai pris toute ma famille avec (rire) ! Le film est montré ce soir, c’est le dernier film de la compétition, donc il y a un truc excitant… En même temps on flippe un peu… Mais je me laisse traverser par tout. Ouais, c’est cool, franchement. »

La peur comme mur porteur

L’ambiance cannoise, Bekthi, 37 ans, la connaît déjà bien : membre du jury Un Certain Regard en 2012, elle était déjà venue ‘en compète’ avec ‘La Source des Femmes’ en 2011 – la même année où elle remportait le César pour ‘Tout Ce Qui Brille’. « Et Un Prophète aussi (en 2008, NDLR)… mais disons que j’étais davantage spectatrice » se souvient-elle. C’est vrai qu’à l’époque, les projecteurs étaient tous braqués sur la révélation du film de Jacques Audiard : Tahar Rahim. Rencontré sur le tournage, l’acteur allait quelque temps plus tard devenir son compagnon et le père de leurs trois enfants. Coïncidence pas banale, il faisait partie cette année du jury cannois présidé par Spike Lee. (D’ailleurs le film de sa compagne est reparti bredouille, et on se demande si ça a joué, hashtag conflit d’intérêts…)

Excitation, peur, joie : on sent l’actrice traversée par plein d’émotions contradictoires, qu’on a envie de creuser. C’est vrai qu’entre les divers impératifs de l’agenda festivalier (projos, conférences, interviews, soirées, dormir, manger, respirer), le Festival de Cannes est un tourbillon – et parfois aussi un endroit angoissant. « Il y a du stress, oui, mais je vais le mettre à deux endroits : ça peut être très positif et très négatif. Mais ça me porte. Le jour où je n’aurai plus peur j’arrêterai tout ! » rigole-t-elle entre deux bouffées de cigarette. « Mais il y a aussi beaucoup de magie, ici. J’ai l’impression qu’on est des enfants, quand on entre dans cette grande salle, il y a un truc merveilleux. A chaque film, on traverse plein d’émotions différentes – et c’est ce que j’aime au cinéma, que ce soit en tant que spectatrice ou en tant que comédienne. »

Actrice investie

Des émotions, difficile de pas en avoir devant ‘Les Intranquilles’. Le 9ème opus du réalisateur Joachim Lafosse (‘A Perdre La Raison’, ‘Élève Libre’) raconte l’histoire d’une famille dont l’harmonie va être menacée par une maladie. Abordant avec délicatesse et sans excès de pathos le difficile sujet de la bipolarité, la première moitié du film se place du point de vue du mari – incarné par Damien Bonnard. Saisissant de justesse et de sensibilité, le comédien joue avec nos nerfs quand il est en proie à des épisodes maniaques – surtout quand son comportement met parfois leur fils en danger. Le film épouse le point de vue de Leïla Bekhti dans sa seconde moitié : comment elle apprend à gérer l’état de son mari, ce qu’elle traverse, ce que ça lui coûte en tant que femme, en tant que mère… et dans quelle mesure elle a droit, elle aussi, à ses crises de nerfs. Sur un fil ténu entre tension et émotion, ‘Les Intranquilles’ est un film exigeant. Pas un problème pour la comédienne, qui se donne toujours à fond : « Ce qui a été génial, c’est que 80% du film se passe dans le même décor, et avec Joachim et Damien, on a pu répéter dans ce décor pendant 10 jours, avant de tourner. Pour moi, sur un tournage, ça ne « coupe » jamais. Le vrai « coupez », c’est à la fin du tournage. Je n’ai pas de mal à quitter un personnage après le film, mais pendant le tournage, c’est plus difficile. Donc c’est vrai que les week-ends, je pouvais y penser. Ca ne m’empêche pas de changer les couches de mes enfants, évidemment. Mais c’est plus dur parfois. »

Quitter un personnage, c’est parfois aussi pour mieux le retrouver : Bekhti sera bientôt sur le tournage de la saison 2 de ‘La Flamme’, la série humoristique de Jonathan Cohen produite par Canal. « C’est ça qui est génial dans ce métier : faire Alexandra de La Flamme et aller faire un Joachim Lafosse après – c’est tout le mal que je me souhaite. Je veux continuer à faire des choses très différentes. Et puis je suis spectatrice aussi, donc quand je lis un scénario, je me dis « est-ce que j’irais voir ce film ? » Si la réponse est oui, alors j’ai envie de le faire. J’ai envie de faire des films que j’irais voir moi-même. Alors c’est subjectif, peut-être que je n’ai pas bon goût des fois dans mes choix de spectatrice… Mais en tout cas c’est moi qui les guide »

Dernière question avant de quitter la terrasse ensoleillée (en courant pour ne pas louper la projection) : le film qui, chez elle, provoque le plus d’émotions ? La réponse arrive quasiment sans hésitation. « L’incompris, de Luigi Comencini. »

Les Intranquilles, de Joachim Lafosse. Avec Damien Bonnard, Leïla Bekhti. Au cinéma ce 6 octobre.

petit selfie de fin d’interview

LES INTRANQUILLES – NOTRE AVIS

paru dans L’Avenir – 6 octobre 2021

Paradoxe pas anodin, ‘Les Intranquilles’ s’ouvre sur un moment de tranquillité. Allongé sur une plage déserte, un corps est étendu, assoupi : c’est celui de Leïla (Leïla Bekhti). Tandis qu’elle a les yeux fermés, quelques mètres plus loin sur la mer, Damien (Damien Bonnard), le mari de Leïla, apprend à leur fils Amine (Gabriel Merz Chammah), 10 ans, à conduire un bateau à moteur. Et puis Damien change d’avis : sans crier gare, le voilà qui saute dans l’eau, laissant Amine ramener l’engin à bon port. Ce qui parait comme une originalité parentale est en fait le début des ennuis. Car Damien va bientôt être diagnostiqué : il souffre de bipolarité. Et plus cette maladie mentale va prendre de la place, plus cette famille unie va être mise à mal…

De son propre aveu, Lafosse s’est inspiré de sa famille pour raconter cette maladie, anciennement qualifiée de ‘maladie maniaco-dépressive’ car celles et ceux qui en souffrent alternent des épisodes ‘maniaques’ de grande intensité et des périodes dépressives. Écrit à plusieurs mains, le scénario épouse cette binarité : la première moitié du film, toute en nerfs et en crises, se place du côté de Damien. Fort d’une grande préparation en amont (il a passé du temps à la clinique psy de Sainte-Anne notamment), Damien Bonnard est à la fois subtil et crispant, dans sa façon de se passionner soudainement pour telle activité, négligeant tout autour de lui. Une guerre des nerfs qui met le spectateur en tension, ce que Lafosse sait bien faire, comme dans ‘Élève Libre’ ou ‘L’Économie du Couple’. Et puis arrive la seconde partie du film, qui, comme une vague paresseuse sur la plage, va éteindre le brasier. C’est le calme après la tempête, plein d’épuisement, de silences et de résignation. Cette fois, on est du côté de Leïla : le film raconte aussi son expérience de la maladie. Sa fatigue, son amour mis à l’épreuve, ses doutes, et ses crises à elle aussi (qui a dit que seuls les ‘fous’ et ‘folles’ avaient l’exclusivité de la ‘folie’ ?).

Naviguant habilement entre tension et émotion, ‘Les Intranquilles’, semble boucler une boucle entamée en 2004 avec le premier long de Lafosse, l’âpre ‘Folie Privée’ : on y partait aussi d’un couple en crise – mais la tension montait pour ne jamais s’arrêter. Neuf films plus tard, la folie – et la tension du malaise qu’elle induit – reste une obsession, mais on sent l’apaisement dans la façon de la raconter.

Les Intranquilles, de Joachim Lafosse. Avec Leïla Bekhti, Damien Bonnard… Durée : 1h58

visuels : Cinéart

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