J’étais enfant dans la Belgique des années 90. C’était l’époque de Megamix, de Disney, de la mort du Roi Baudouin, et de Jean-Luc Dehaene au gouvernement. Parmi les différents tubes qui passaient à la radio, j’avais été marquée par les paroles du groupe NTM. Ils chantaient « nique la police », et la gamine que j’étais ne comprenait pas. Les policiers, on m’avait appris, sont là pour nous protéger. Ce sont eux qu’on appelle quand on se fait cambrioler, qui protègent les citoyens contre le danger et l’injustice. Pourquoi NTM leur en voulait ?
Je crois que c’est pour ça qu’aujourd’hui, quand des gens, dans un réflexe quasi-conditionné, répondent face au récit d’une injustice qu’il faut « porter plainte à la police », je les vois un peu comme moi enfant, avec encore la foi dans cette vision idéale de la justice.
Si seulement si on vivait dans un monde où c’est aussi simple que ça, voilà, tu marches dans la rue, soudain dans une ruelle sombre, un inconnu te viole : tu te relèves, tu te recoiffes, et tu pousses la porte du plus proche commissariat, où une personne bienveillante recueillera ta plainte et mènera l’enquête consciencieusement. Le coupable sera vite arrêté, et finira ses jours en prison. The End.
« Il faut porter plainte à la police. » Déjà, avant ça, il faut parfois réussir à se le dire à soi. La culture du viol nous a tellement bien dressées, qu’on a appris, par réflexe, à douter. Est-ce que je ne me suis pas trompée ? Est-ce que j’ai mal interprété ? Est-ce que j’aurais dû partir, est-ce que j’aurais dû crier ? Est-ce que je vais ruiner sa vie ? Toutes ces questions, avant qu’elles soient prononcées, soyez bien sûrs qu’on se les est posées. Il faut du recul, du temps, un changement de perspective, une remarque qui touche au bon endroit, un film ou une thérapie parfois, pour débloquer des trucs en toi que tu ne t’avoues pas. Des trucs que tu t’es raconté autrement, que tu as normalisé. Encore faut-il à arriver nommer, à confronter, à accepter cette image de soi. A sortir de la culpabilité. Alors oui, parfois ça met des années. Dix, vingt, quarante. Et puis ça éclate au moment où vous dînez, ou entre deux brèves à la télé. Alors certains trouvent le timing suspect, parce que ça ne colle pas avec l’idée qu’ils s’en font, ou parce qu’ils sont de mauvaise humeur ce jour-là. « Elles veulent l’argent et la célébrité » – après un viol, c’est sûr, ça console. Et puis elle sourit sur la photo avec lui, alors bon… on n’y croit pas.
« Il faut porter plainte à la police. » Comme on dirait, oui, la vie est dure, mais il faut l’accepter. Attention, surtout ce n’est pas une raison pour « se victimiser ». N’oubliez pas qu’une victime c’est faible. N’oubliez jamais qu’une larme, ou des mots de colère sur internet ne feront jamais le poids face à la décision forcément toujours juste, objective et froide, de la justice.
Parlons-en, de la froideur et de l’objectivité. Voici des faits. Un viol sur 100 aboutit à une condamnation. Neuf femmes sur 10 connaissent leur agresseur. En Belgique, en Février 2022, on recense déjà 4 féminicides depuis le début de l’année. En France, il y en a eu deux les premières heures de l’année. En Angleterre, Shana se rend par cinq fois à la police, menacée par son ex-copain. L’agent la rabroue, et a l’audace de lui coller une amende pour lui avoir fait perdre son temps. Shana sera égorgée six mois plus tard par son ex. Le policier, retraité depuis, « a appris qu’il n’aurait pas été viré s’il était resté en poste » . A Berlin, Johanna est droguée et violée par un inconnu. Mais elle ne s’en souvient pas, ne peut pas le prouver, et a écrit un SMS rassurant à son amie après. Alors vous comprenez, c’est une zone grise, la justice ne peut rien faire. Des histoires comme ça, il y en a partout, on en connait toutes, il suffit d’écouter.
Les inconnus dans des ruelles, ça fait partie des histoires de monstres qu’on s’est fabriqués, pour les séparer de nous et de la réalité, qui est bien plus banale que ça. On a souvent cité cette phrase d’Adèle Haenel et on la recitera : « les monstres ça n’existe pas. »
Mais faire du cas par cas revient à ignorer l’aspect structurel du problème. Parce que même quand un violeur est jugé et condamné correctement… est-ce que le problème du viol est réglé pour autant ? Combien de viols et de féminicides il faudra, pour comprendre que l’oppression est la norme et pas l’exception ?
« Il faut porter plainte à la police. » Bien sûr, évidemment. Mais de quelle police parle-t’on ? De celle qui te traite de “grosse pute” quand t’as le dos tourné ?
« Il faut porter plainte à la police. » Mais si on a porté plainte et que ça n’a rien changé, on fait quoi ?
« Il faut porter plainte à la police. » Il faut aussi, et peut-être surtout, se parler entre nous. Se raconter, se regarder, s’écouter. Se mettre à la place. Je me méfierai toujours un peu de ceux qui hurlent au tribunal populaire face au moindre post portant une prise de parole libératoire sur les réseaux sociaux. Oui, internet a changé notre rapport au monde, mais le monde n’a pas changé. Internet, c’est nous, et ce qu’on en a fait. Oui, internet ouvre parfois la voie aux pires débordements, laisse s’exprimer la lie de l’humanité, mène au harcèlement, accuse sans fondement. Mais internet a permis aussi de libérer une parole que la police ignore, que la justice méprise, ou que la prescription oublie confortablement. Si les réseaux sociaux nous divisent, ils nous unissent aussi. Les réseaux sociaux m’ont dégoûtée, m’ont donné envie de tout brûler, mais c’est eux aussi qui ont fait une partie de mon éducation au monde, déconstruit tout ce que m’avait raconté la télé, et appris le mot ‘sororité’.
Les années 90 sont passées. C’était l’époque de Megamix, de la mort du Roi Baudouin, de Jean-Luc Dehaene au gouvernement. C’était aussi l’époque de Semira Adamu, de Julie, de Mélissa, et de Marc Dutroux. Le films de Disney, c’est terminé. Aujourd’hui j’ai 35 ans, et je comprends les paroles de NTM.
J’ai appris aussi ce que veut dire leur acronyme, mais c’est une autre affaire. Je l’ai personnellement troqué dans mon vocabulaire pour « nique ton père ».