Asia Argento : « Aujourd’hui j’accepte la mort comme faisant partie de la vie »

Paru dans : L’Avenir, 13.06.2022 (version intégrale)

SANS SOLEIL – bande annonce

« Bad girl », « chaotique », « sulfureuse » : autant de mots souvent associés à Asia Argento – parfois à cause de son franc-parler… et parfois contre son gré. La fille du cinéaste Dario Argento (Suspiria) et de la comédienne Daria Nicolodi (décédée en 2020) a évoqué son parcours tourmenté dans ses films plus ou moins autobiographiques : Scarlet Diva (2000), Le Livre de Jérémie (2004) et L’incomprise (2014). Après avoir tourné avec son père (« pour qu’il m’aime »), Nanni Moretti (Palombella Rossa) dans sa jeunesse, elle devient une star internationale dans les années 2000 grâce à xXx avec Vin Diesel ou Marie-Antoinette de Sofia Coppola, et marque le tapis rouge de Cannes par des tenues sulfureuses et des doigts d’honneur remarqués. Mais le plus gros scandale de sa carrière sera celui qu’elle a contribué à faire éclater : en 2017 elle accuse publiquement Harvey Weinstein d’agressions sexuelles, aux côtés de 93 femmes. Faisant partie des figures principales du mouvement #MeToo, le contrecoup misogyne de la presse italienne envers elle sera si violent qu’Argento quittera l’Italie. En 2018 elle marque de nouveau la Croisette par un discours acerbe contre le sexisme de l’industrie. Une année marquée aussi par la tragédie du suicide de son compagnon le chef Anthony Bourdain. Disparue du grand écran depuis, elle revient au cinéma dans le fascinant film belge Sans Soleil de Banu Akseki, en salles ce mercredi. Rencontre sans langue de bois, et en version intégrale.

Je commence toujours mes interviews comme ça, donc : comment ça va ?

C’est une question étrange pour moi, parce que pense que je n’ai jamais été à un bon endroit dans ma vie, à cause de ma tête – de trop de choses toujours dans ma tête. Mais depuis un an et demi, j’ai commencé la méditation. On me disait toujours « tu devrais méditer » et j’avais déjà essayé avant, mais ça n’avait pas marché. Mais depuis j’ai trouvé la bonne technique, et ça marche, vraiment. Apprendre à méditer a changé ma vie – doucement, lentement, mais aujourd’hui je suis bien dans ma vie grâce à cela. J’ai compris que pour aller bien, je devais faire certaines choses tous les jours. Comme un protocole, ou comme un-e malade qui doit prendre certains médicaments régulièrement. Je dois faire ces choses chaque jour afin d’être sereine. 

Vous avez trouvé votre protocole…

Oui, en effet. Je le fais chaque jour, et je sais que si je m’en détourne – ce que je ne veux pas faire, parce que j’aime ça – je retournerai à mes anciennes émotions. Donc je reste sur les rails (sourire). 

Vous avez trouvé la paix, en quelque sorte ?

Oui, la paix et la sérénité. Je me rends compte que je souris beaucoup plus. Ce n’était pas le cas avant. Je trouve le bonheur dans des toutes petites choses, et aussi dans des grandes. Je ressens de la gratitude, ce qui j’ai découvert est une clé de la vie. Je prenais sans doute beaucoup de choses pour acquises. J’ai perdu beaucoup de choses et de personnes, et j’ai réalisé la chance que j’avais. Aujourd’hui je suis reconnaissante pour tout ce que j’ai… et tout ce que je n’ai pas. 

C’est précieux. Personnellement j’ai jamais réussi à méditer, j’ai souvent associé ça au fait de ne penser à rien – chose impossible à faire pour moi…

En fait la méditation, c’est pas qu’on ne pense pas du tout, mais il y a certains moments brefs où ça arrive. A ces moments-là, vos neurones commencent à communiquer entre eux, et à créer des nouveaux sentiers. Vous reconnaissez les pensées, elles continuent à venir, mais pour moi elles sont comme des passagers dans un bus : quand il y a un passager méchant, je me dis, je ne veux pas de toi dans mon bus, tu sors. Et puis un autre passager monte… En fait, il y a une conscience de ces pensées. Avant je n’avais pas conscience de toutes les pensées parasites qui squattaient dans ma tête.

En un sens c’est le contraire de fumer des joints : ça me détend et ça m’aide à dormir, mais ça augmente le nombre de pensées dans la tête…

Oui, j’ai fumé des joints toute ma vie, maintenant j’ai arrêté. Mais oui c’était un « overload » de pensées. Mon corps se détendait peut-être, ou pas, mais mon cerveau était en surcharge parfois. J’ai souvent dit que ça me détendait mais que je ne pouvais pas dormir, parce que mon cerveau de base est sujet à penser trop… 

Comme tout, il faut savoir comment doser. Et gérer la parano des pensées, comme j’ai appris à gérer. Bon, peut-être qu’un jour je tenterai la méditation…

Oui pour moi c’est quelque chose qu’on m’avait déjà suggéré il y a des années, etj’avais essayé, mais ça n’avait rien donné… Et puis dernièrement, j’étais dans un tel désespoir, suite à la maladie de ma mère, puis son décès…

Désolée…

Pas de souci, en fait ça m’a libérée, en un sens. Je ne sais pas comment dire. Elle ne voulait pas vivre comme ça. Donc voilà… Et je ne suis pas une sorcière ou quoi que ce soit, mais je crois aux esprits, et que notre vie est comme… Je crois que nous sommes tous comme une mer, et nos vies sont comme des vagues, qui finissent par retourner à la mer. Donc pour moi ma mère est encore avec moi, alors je suis apaisée par rapport à ça. J’ai perdu tant d’amis et de gens autour de moi, qu’aujourd’hui j’accepte la mort comme faisant partie de la vie. D’ailleurs la première chose à laquelle je pense quand je me réveille matin, c’est la mort. Je médite sur la mort tous les jours, et ça me rend reconnaissante tous les jours d’être vivante.

l’actrice Daria Nicolodi (1950-2020), mère d’Asia Argento

C’est beau de voir les choses comme ça. Je n’y arrive pas encore vraiment, personnellement j’ai encore très peur de… « ça ».

Le truc, c’est qu’on a peur, parce qu’on ne sait pas ce qui arrive après. Je l’ai accepté. On ne peut pas le changer donc il faut apprendre à accepter les choses qu’on ne peut pas changer. Ce qu’on peut changer, c’est nous-mêmes et notre perception de la mort. Mais ça demande du travail. Et la méditation m’aide. (Elle voit que j’ai les yeux humides) J’étais comme toi, ça m’a aidée.

Désolée (snif) ça m’arrive plus souvent avec l’âge, je suis très en contact avec mes émotions, peut-être trop parfois !

C’est super. Non ce n’est jamais trop. Les gens pas en contact avec leurs émotions, ils font peur. Parce qu’après ils explosent, tu vois ?

Avant j’étais gênée mais aujourd’hui c’est vrai que je revendique cette émotivité. Pour moi c’est aussi politique…

Oui, absolument. Je pleure moins aujourd’hui, mais c’est parce que je suis en paix avec les choses comme la mort, le deuil, la perte, la douleur, le trauma… J’ai beaucoup travaillé là-dessus, et aujourd’hui je l’accepte.

Je crois que je suis encore à un endroit de tension, c’est pour ça, mais je suis OK avec ça, j’y travaille… un joint à la fois !

(rires). Ça n’aide pas les joints, si tu es triste ça te rend plus triste (rires) !

Sans Soleil (2021) (c) Lara Gaparotto

Bref, parlons aussi du film car il est très beau ! ‘Sans Soleil’ est un film de science-fiction visuellement impressionnant, avec une portée symbolique mais aussi un propos concret sur l’humanité. Qu’est-ce qui vous a attirée dans ce film, et dans ce rôle de Léa, la mère toxicomane du héros Joey (Louka Minella) qui est hanté par son absence ?

D’abord, j’ai lu le scénario, et j’ai adoré. Ensuite j’ai rencontré Banu (Akseki, la réalisatrice, NDLR), et je l’ai adorée aussi. On a parlé du film, et je voyais à travers ses mots la vision qu’elle en avait. Je me suis dit waw, je n’ai jamais vu de film comme ça, j’ai vraiment envie d’en faire partie. Je croyais en sa vision. Et pour moi, jouer le rôle d’une accro, d’une toxico, c’est important, si on veut utiliser le mot politiquement, mais aussi spirituellement. Parce que les ‘toxicos’ sont vus comme…  Ce sont des gens malades. J’ai grandi avec une mère alcoolique, j’ai moi-même eu et aurai toujours des problèmes d’addiction et d’alcoolisme. Et c’est vu par la société comme quelque chose qu’on contrôle. Quelque chose qu’on décide de faire, vous voyez ? On nous dit des choses comme « tu n’as qu’à arrêter » ou « fais-le pour tes enfants »… Mais ce n’est pas vu comme une maladie. Alors que ça l’est, c’est prouvé, certifié. Les gens qui ont le cancer, on a plein d’empathie pour eux. Les toxicos, on a aucune empathie, et ce sont des personnes qui elles aussi génétiquement, physiologiquement, ne peuvent pas s’arrêter. Une fois qu’ils ont pris cette drogue, ou ce verre d’alcool, ils ne peuvent plus arrêter de consommer. Donc c’est une vraie tragédie, et j’ai perdu beaucoup d’amis et d’amies à cause de ça. A long ou court terme, il n’y a que trois options : la prison, l’hôpital, ou la mort. Donc c’est une vraie tragédie, et il n’y a pas grand-chose à faire là-dessus. La seule chose, c’est le spirituel : mon personnage dans le film cherche quelque chose de spirituel. Mais malheureusement je pense que la religion ne vous donne pas exactement le vrai aspect spirituel de l’âme humaine…

Sûrement pas les institutions, en tout cas…

Oui voilà. Donc on voit que mon personnage est en recherche d’une réponse spirituelle, mais elle ne la trouve pas, donc elle se tourne vers la drogue pour remplir ce vide, et oublier la douleur qu’elle ressent. Donc pour moi, qui avais joué le rôle d’une mère toxico dans mon propre film Le Livre de Jérémie (2004) … c’était quelque chose d’important pour moi, qui me tenait à cœur. Je connais beaucoup de parents junkies, j’ai de l’empathie pour eux et pour la tragédie qu’ils vivent, donc je voulais infuser de l’humanité dans ce personnage, et cette histoire

A côté de ce film-ci, vous êtes actuellement en Belgique pour le tournage de La Saveur de la Mort de Jean-Luc Herbulot avec Joey Starr, et on vous verra bientôt dans Seule de Jérôme Dassier avec Jeanne Balibar… C’est la première fois que vous travaillez autant depuis 2018 et l’affaire Weinstein ?

Même avant ça, oui, en 2018 il y a eu la sortie d’un film que j’avais tourné longtemps avant. Mais j’avais fait une grande pause dans ma carrière d’actrice. 

L’incomprise d’Asia Argento (Un Certain Regard 2014)

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Est-ce un choix, ou une conséquence de ce qui s’est passé avec #MeToo ? En Italie la presse a été très violente et misogyne avec vous, ce qui vous a poussée à déménager…

Ça a commencé comme un choix, je voulais faire une pause à la base. Quand j’ai réalisé mon dernier film L’incomprise (2014), j’avais fait beaucoup de films avant comme actrice que j’avais juste faits pour l’argent. J’ai accepté des jobs en demandant d’abord à savoir combien de temps ça allait prendre, et combien ça payait. Pas vraiment les bonnes raisons pour faire un film, mais bon j’avais deux enfants à nourrir ! 

En tant que freelance, je comprends tout à fait…

Et mes enfants étaient petits et je ne pouvais pas m’absenter trop longtemps. Donc c’est ce qui a guidé mes choix. Et puis j’en ai eu assez. Je joue depuis que j’ai 9 ans, j’avais perdu mon désir, ma motivation. Donc je voulais faire une pause. La seule chose que j’ai faite, et qui m’a fait tomber amoureuse de mon travail de nouveau, c’est le théâtre. C’était vraiment une expérience incroyable, j’ai adoré faire ça, la discipline que ça implique, le fait de travailler avec d’autres acteurs… ça m’a rappelé la raison pour laquelle j’ai fait ce métier toute ma vie. Donc après je me suis dit tiens, peut-être que j’ai envie de retravailler… Mais oui, après le « scandale » entre guillemets, ce n’était pas facile pour moi de retravailler. Je pense que le film de Banu est le premier que j’ai fait après. Mais c’est OK, en vrai, parce que j’avais besoin d’un break…

Vous avez écrit un livre aussi entretemps, Anatomie d’un cœur sauvage

Oui, l’été dernier, en très peu de temps, c’est sorti de moi d’un coup, comme si j’avais besoin de le sortir, le vomir… Je l’ai écrit en 4 mois, c’est allé très vite. Mais oui c’est le premier film que je fais depuis. Mais comme j’ai dit, c’était un choc. C’était un choc pour la société, pour les gens, donc vous pouvez vous imaginer à quel point c’était un choc pour moi personnellement de traverser tout ce que ce tsunami a créé. Je n’avais aucune idée quand j’ai pris la parole, que ça allait prendre ces dimensions, parce que je ne pense jamais aux conséquences, je fais les choses. 

Si vous aviez su, vous ne l’auriez peut-être pas fait ?

Peut-être. Mais peut-être que je l’aurais fait quand même. Parce que je me souviens très bien du moment où j’ai décidé de le faire. Quand ce journaliste m’a dit qu’il y avait d’autres femmes qui avaient toutes peur de parler, et qu’il leur était arrivé la même chose… A ce moment-là, ma conscience m’a dit que c’était mon devoir de parler. 

L’important est qu’aujourd’hui, Weinstein est en prison. Votre parole, celle de toutes ces femmes, de #Metoo, a eu un résultat concret… 

Oui un résultat, et les gens qui m’ont calomniée, la presse italienne, j’ai gagné au tribunal contre eux tous. C’est une bonne leçon pour ces gens, de savoir qu’ils ne peuvent pas traiter une femme de pute sans conséquences – ce qui n’est même pas une insulte pour moi, beaucoup de mes ami-es sont des travailleurs-euses du sexe. Mais ce n’est juste pas ce que je fais, et ce n’est pas ce qui m’est arrivé. « Pourquoi tu en parles après 20 ans ? » Mais au fond je n’avais même pas envie d’en parler ! 

Parfois avant de pouvoir en parler faut l’admettre à soi-même – ça m’est arrivé avec #MeToo de réaliser des choses que j’avais normalisés.  

Absolument, c’est ce qui m’est arrivé aussi. Et c’est pour ça que c’est devenu si « viral », cette chose, soudain… C’est aussi dû à la façon dont les violences et agressions sexuelles sont vues : ma mère m’avait expliqué que ça arrive dans la rue, violemment, par un homme inconnu…  On est nombreuses à avoir eu cette image, qui n’est pas forcément la réalité. Donc je crois que ça a ouvert les yeux sur le fait que c’est beaucoup plus nuancé que ça, et qu’il y a l’abus de pouvoir, l’emprise psychologique… Aujourd’hui ma fille a une meilleure chance face à cela. 

Dernière question, aujourd’hui où vous vous sentez plus apaisée, qu’aimez-vous le plus et le moins dans votre job ?

Ce que je préfère, c’est travailler avec d’autres gens. J’aime le fait que ce soit un effort collectif, un travail de groupe. Ce que j’aime le moins, c’est la promo. Sauf quand c’est parler avec des gens comme vous. (Je ris) C’est vrai ! M’habiller bien, faire tous ces trucs, je n’ai jamais aimé ça, on me met des vêtements, des bijoux, je dois (me) vendre et je me sens comme un sapin de Noël. Mais j’adore le travail en lui-même. 

Merci beaucoup. J’essaie que les interviews soient une discussion, plutôt qu’un exercice de promo. J’essaie d’équilibrer entre les questions qu’il faut poser, et celles que j’ai envie de poser…

C’est super, j’aimerais que toutes les interviews soient comme une discussion. Comme ça je ne répète pas toujours les mêmes choses comme un disque rayé (rires) ! 

Liège, mars 2022.

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