Le 27 août 2015, je suis descendue du bus 71 sur la place Flagey. Je l’ai reconnu de loin, assis sur un des bancs gris. Il n’était pas exactement comme je me l’imaginais, mais l’ai trouvé plus beau que sur les photos. Je me revois avancer vers lui, tandis que les enfants jouent avec les fontaines d’eau derrière. Je revois la lumière de cette après-midi ensoleillée de fin d’été, et son sourire quand il s’est levé du banc et m’a demandé : « Ça ne te dérange pas qu’on se mette en terrasse ? Je veux garder un œil sur mon vélo car je n’ai pas de cadenas et la chaîne est cassée ». On est allés se poser sur le banc devant L’Amère à Boire avec deux verres de rouge, et on a commencé à discuter. Il a dit « je propose qu’on parle de tout sauf de nos boulots » et je me suis dit qu’il ne devait pas beaucoup aimer le sien. Mais j’ai rétorqué que je ne pouvais pas : comment parler de moi sans parler de cinéma ? Alors on a parlé de ce qu’on voulait. De ce qu’on aimait ou pas dans la vie. Des gens de Bruxelles-village qu’on avait en commun. De la Belgique, de la Grèce et de l’Italie. De politique, du futur, de notre absence du désir d’enfants. De notre passion commune pour les cigarettes magiques – et devant mes yeux ravis, il en a roulé une, qu’on on a partagée. Deux heures et quatre verres plus tard, il a m’a confié que le rendez-vous qu’il avait juste après était « annulé ». Alors j’ai proposé de fumer le dernier joint ensemble sur mon canapé…
Quelques heures après, avant d’aller me coucher, je lui ai finalement donné mon numéro, dans un message demandant s’il était bien rentré malgré son vélo tout pété.
Sept ans plus tard, je me souviens encore très bien de cette première soirée. Je nous revois parfois sur ce banc quand je passe sur la plage Flagey. Tout était déjà là devant nous, sans qu’on en ait la moindre idée. Les rendez-vous fiévreux qui s’enchaînent, les discussions nocturnes qui traînent, les expériences comparées, la longueur d’onde et les confessions aux yeux mouillés. Les échanges sur ce qu’on attend ou ce qu’on ne veut pas d’une relation, sur la monogamie et la possession, sur la jalousie et son contraire, un mot nouveau que j’ai découvert : la compersion. Nos escapades pour voir la mer, les blagues et la complicité, les vérités difficiles, les fêtes et les nuits blanches à marcher dans la ville. La présence et puis l’absence, la distance et la proximité, les messages vocaux et les photos par milliers, les adieux humides et les retrouvailles avides dans les aéroports du monde entier. La douceur et la rancœur, les traces sur la peau et les vagues-griffes à l’encre du même côté, les mots griffonnés dans les carnets et les séries qu’on n’a pas terminées, les jeux de mots, les fautes de frappe ou les fautes tout court qu’on s’est mutuellement pardonnées. Les discussions sérieuses et les conneries, les rencontres qu’on a fait seuls et celles qu’on a partagées, le grand voyage en Amérique Latine qu’on a fait à la fois ensemble et chacun de son côté. L’éloignement permanent et la proximité toujours retrouvée, toujours renouvelée. L’intimité totale, la complicité et la confiance, l’indépendance et la bienveillance. Et puis tout ce qu’il reste à vivre encore, et tout ce que les mots n’arrivent pas à résumer ici. L’irrationnel, l’indicible, l’indescriptible, l’imprévisible. L’infini.
Sept ans plus tard, je ne sais toujours pas exactement comment définir cet être qui a pris cette place si particulière dans ma vie. Je ne dirai pas « mon amoureux » même si je dis ça quand c’est trop long à expliquer – mais le possessif sonne étrange, il n’est pas à moi et je ne suis pas à lui. On est libres – d’explorer, d’oser, d’aimer, d’être nous-mêmes, de vivre nos vies, et de dormir ensemble quand on en a envie… et qu’on réussit à être tous les deux en même temps dans le même pays. C’est un partenaire, un amant, un complice, un meilleur ami. Je sais juste que, parmi les personnes que j’aime et que je veux pour toujours dans ma vie, depuis le 27 août 2015, il y a lui aussi.

Elli, excellent texte. Cela m’a touche’. Le bonheure esgt dans le coeur et nulle part ailleur.
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